Le conseil d’administration vous demande, Messieurs, de lui accorder les pleins pouvoirs pour la création de ce cartel géant qui sera chargé de la culture et de l’exportation rationnelles des salamandres. (Applaudissements et quelques protestations.) Messieurs, veuillez vous rendre compte des avantages de cette collaboration. Le Syndicat des Salamandres ne se contentera pas de fournir des salamandres, mais aussi tous les outils et aliments pour les salamandres : maïs, fécule, graisse de bœuf et sucre pour des milliards d’animaux dont il faut compléter l’alimentation naturelle ; il fournira aussi les transports, les assurances, la surveillance de vétérinaires, etc., tout cela à des prix qui nous garantissent sinon un monopole, du moins une supériorité écrasante sur tout concurrent qui voudrait vendre des salamandres. Qu’un concurrent se présente, Messieurs, il ne fera pas long feu ! (Bravo !) Mais ce n’est pas tout. Le Syndicat des Salamandres fournira tout le matériel de construction pour les travaux hydrauliques exécutés par les salamandres ; c’est pourquoi, nous aurons l’appui de l’industrie lourde, du ciment, du bois de construction, de la pierre. (Vous ne savez pas encore comment elles vont travailler, les salamandres !) Messieurs, au moment où je vous parle, douze mille salamandres travaillent dans le port de Saïgon, à la construction de nouveaux docks, bassins et môles. (Vous nous avez caché ça !) Non. Il s’agit simplement de notre première expérience sur une grande échelle. Cette expérience, Messieurs, a fort bien réussi. Aujourd’hui, l’avenir des salamandres ne fait plus l’ombre d’un doute. (Applaudissements enthousiastes.) Ce n’est pas tout, Messieurs. Je suis loin d’avoir épuisé toutes les tâches du Syndicat des Salamandres : le Salamander Syndicate cherchera dans le monde entier du travail pour des millions de salamandres. Il fournira des projets et des idées pour dompter la mer, il se fera l’avocat des utopies et des rêves gigantesques. Il fournira des plans de nouvelles côtes et canaux, de digues reliant les continents, de chaînes entières d’îles artificielles pour les survols de l’Atlantique, de nouveaux continents créés au milieu des océans. C’est là qu’est l’avenir de l’humanité. Messieurs, les mers recouvrent quatre cinquièmes du globe ; il est certain que c’est trop ; il faut corriger la surface du globe, la carte des mers et des terres. Ce ne sera plus le style du capitaine Van Toch ; nous remplaçons le roman d’aventures de la pêche des perles par l’hymne du travail. Nous avons un choix : serons-nous des épiciers ou bien des créateurs ? Mais si nous nous refusons à penser continents et océans, nous resterons en deçà de nos possibilités. Il a été question tout à l’heure du prix d’un couple de salamandres. Je préférerais que nous pensions en milliards de salamandres, en millions et en millions d’unités de main-d’œuvre, que nous envisagions des déplacements de l’écorce terrestre, de nouvelles genèses et époques géologiques. Nous pouvons aujourd’hui parler de nouvelles Atlantides, des anciens continents qui s’étendront de plus en plus loin dans la mer du monde, de mondes nouveaux que l’humanité construira elle-même. Je m’excuse, Messieurs, ceci peut vous paraître utopique. Oui, nous entrons vraiment dans l’Utopie. Nous y sommes déjà, mes amis. Il nous suffit de nous rendre compte des conséquences de l’avenir des salamandres au point de vue technique (et économique !). Oui, surtout du point de vue économique. Messieurs, notre Société est trop petite pour pouvoir exploiter à elle seule des milliards de salamandres. Ce n’est pas dans nos moyens financiers… ni politiques. Si la carte des mers et des terres est destinée à changer, les grandes puissances ne manqueront pas de s’y intéresser, Messieurs. Mais ne parlons pas de cela.
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