Enfin, la femelle cesse de résister, elle ne s’échappe plus et le couple flotte dans l’eau, sans mouvement, pareil à deux bûches noires attachées l’une à l’autre. Alors, des frémissements convulsifs commencent à agiter le corps du mâle qui éjecte dans l’eau un sperme abondant, plutôt gluant. Puis il quitte immédiatement la femelle et se cache entre les pierres, totalement épuisé ; à ce moment on peut lui couper la queue ou les pattes sans qu’il réagisse pour se défendre.
Entre-temps, la femelle conserve un moment sa position figée, immobile. Puis, elle se cambre violemment et commence à éjecter du cloaque des œufs qui forment une chaîne enveloppée d’une gaine gélatineuse ; souvent, elle s’aide de ses pattes de derrière à la manière des crapauds. Ces œufs qui forment une sorte de grappe sont au nombre de quarante ou cinquante. La femelle les transporte dans des endroits abrités et les attache à des algues, à des plantes aquatiques ou simplement à des pierres. Au bout de dix jours, la femelle pond une nouvelle série d’œufs au nombre de vingt ou trente sans avoir eu de nouveaux rapports avec le mâle ; il semble que ces œufs aient été directement fertilisés dans le cloaque. En général, au bout d’une autre période de sept à huit jours, intervient une nouvelle ponte, comportant de quinze à vingt œufs, tous fertilisés. Au bout d’une à trois semaines, ces œufs se transforment en petits têtards avec des ouïes ramifiées. Au bout d’un an, ces têtards sont déjà devenus des salamandres adultes, capables de se multiplier, etc.
Par contre Mlle Blanche Kistemaeckers a observé deux femelles et un mâle dAndrias Scheuchzeri en captivité. À l’époque du rut, le mâle ne s’est attaché qu’à l’une des femelles et l’a poursuivie avec une certaine brutalité. Quand elle voulait fuir, il la frappait à grands coups de queue. Il était mécontent de la voir prendre de la nourriture et cherchait à l’éloigner des aliments ; il était visible qu’il voulait la posséder à lui seul et qu’il la soumettait à une véritable terreur. Quand il eut éjecté sa laitance, il se jeta sur l’autre femelle et voulut la dévorer ; il fallut le sortir du réservoir et l’isoler. Pourtant, l’autre femelle pondit elle aussi des œufs fertilisés au nombre de soixante-trois. Mais Mlle Kistemaeckers observa que, chez les trois animaux, les bords du cloaque étaient très enflés au cours de cette période. Il semble donc, écrit Mlle Kistemaeckers, que chez Andrias la fertilisation ne se fait pas par la copulation ni par le sperme, mais au moyen de quelque chose qu’on pourrait appeler le milieu sexuel. Comme on le voit, il n’est pas même besoin d’un contact passager pour la fertilisation des œufs. Ceci a conduit la jeune chercheuse à d’autres expériences intéressantes. Elle sépara les deux sexes ; puis quand survint le moment propice, elle recueillit le sperme du mâle et le plaça dans l’eau où séjournaient les femelles. Sur ce, les femelles pondirent des œufs fertilisés. Dans un autre essai, Mlle Blanche Kistemaeckers filtra le sperme mâle et versa le filtre débarrassé de tous les spermatozoïdes (c’était un liquide transparent, légèrement acide) dans l’eau où séjournaient les femelles ; de nouveau, les femelles pondirent des œufs fertilisés. Chacune en pondit environ cinquante pour la plupart fertilisés qui produisirent des têtards normaux. Ceci amena justement Mlle Kistemaeckers à formuler l’importante notion du milieu sexuel qui constitue une transition indépendante entre la parthénogenèse et la reproduction sexuelle. La fertilisation des œufs se produit grâce à une transformation chimique du milieu (une certaine acidification qu’il n’a pas encore été possible de recréer en laboratoire) ; ce changement a un certain rapport avec la fonction sexuelle du mâle. Mais, en réalité, cette fonction sexuelle est superflue ; l’acte dans lequel le mâle se joint à la femelle semble être un vestige d’un degré d’évolution plus ancien où la fertilisation d’Andrias était semblable à celle des autres salamandres. Au fond, comme le souligne à juste titre Mlle Kistemaeckers, cet accouplement représenté une sorte d’illusion héréditaire de la paternité ; à vrai dire, le mâle n’est pas le père des têtards, mais seulement un facteur chimique, et au fond impersonnel, du milieu sexuel qui représente, lui, le véritable fertilisateur. Si nous avions dans un réservoir cent couples d’Andrias Scheuchzeri, nous serions tentés de croire qu’il s’y déroule cent actes individuels de fertilisation. En fait, il ne s’agit que d’un seul acte, c’est-à-dire la sexualisation collective du milieu donné ou bien, pour plus de précision, une certaine acidification de l’eau dans laquelle les œufs arrivés à maturité réagissent automatiquement en se transformant en têtards. Fabriquez cet agent acide en laboratoire, on n’aura plus besoin de mâles.
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