C’est ainsi que la vie sexuelle de l’étrange Andrias se présente comme une Grande Illusion ; sa passion érotique, sa volupté lente et gauche, tout cela représente en fait des actes inutiles, dépassés, presque symboliques qui accompagnent ou, si l’on peut dire, décorent l’acte mâle impersonnel qui consiste en la création du milieu sexuel fertilisateur. L’étrange indifférence des femelles devant cette cour personnelle frénétique et gratuite que leur font les mâles, montre visiblement que les femelles sentent d’instinct qu’il ne s’agit que d’une formalité, d’une préface à l’acte du mariage proprement dit dans lequel elles se confondent sexuellement avec le milieu fertilisateur ; nous dirons que la femelle d’Andrias comprend mieux cet état de choses, qu’elle le subit avec plus de réalisme, sans s’adonner à des illusions érotiques.
(Le savant Abbé Bontempelli a complété de façon fort intéressante les expériences de Mlle Kistemaeckers. Il fit sécher, puis moulut la laitance d’Andrias qu’il ajouta à l’eau où séjournaient les femelles ; celles-ci pondirent encore des œufs fertilisés. Il obtint les mêmes résultats en séchant et en moulant des organes sexuels d’Andrias ou encore en les distillant dans l’alcool, ou bien en les faisant bouillir et en en versant l’essence dans un réservoir. Il refit l’expérience avec les mêmes résultats en utilisant un extrait de la glande thyroïde et même des sécrétions des glandes sudoripares d’Andrias recueillies pendant la période du rut. Dans tous ces cas, les femelles ne réagirent pas immédiatement à ces mélanges ; ce n’est qu’au bout d’un moment qu’elles cessèrent de pourchasser leur nourriture et qu’elles restèrent immobiles, figées dans l’eau ; quelques heures plus tard elles se mirent à pondre des œufs gélatineux de la taille d’une crotte de cochon.)
À ce propos, il faut aussi dire quelques mots de la curieuse cérémonie dite la danse des salamandres. (Nous ne voulons pas parler de la Salamander-Dance qui fut à la mode à cette époque surtout dans la haute société et que l’évêque Hirama qualifia de « danse la plus obscène dont j’aie jamais entendu parler ».) Donc, les soirs de pleine lune (en dehors de la période de fécondation), les Andrias, mais seulement les mâles montaient sur les plages, formaient un cercle et se mettaient à tortiller leur buste d’un étrange mouvement ondoyant. Ce mouvement était aussi caractéristique des salamandres en d’autres circonstances ; mais, lors de ces « danses », ils s’y adonnaient sauvagement, frénétiquement, comme des derviches tourneurs. Certains savants estimaient que ces tortillements et ces dandinements fous représentaient un culte de la lune, c’est-à-dire une cérémonie religieuse ; d’autres y virent une danse de nature érotique qu’ils expliquaient par l’étrange vie sexuelle dont il vient d’être question. Nous avons dit que, chez Andrias Scheuchzeri, c’est en fait le milieu sexuel qui joue le rôle de fertilisateur, d’intermédiaire général et impersonnel entre sujets mâles et femelles. Nous avons dit également que les femelles acceptaient ces rapports sexuels impersonnels avec beaucoup plus de réalisme et de naturel que les mâles qui – poussés sans doute par la vanité et l’esprit de conquête instinctif des mâles – veulent conserver au moins l’illusion du triomphe sexuel ; c’est pourquoi ils jouent aux amoureux passionnés et aux maris tyranniques. C’est là l’une des plus grandes illusions érotiques que l’on connaisse, rectifiée justement lors de ces grandes cérémonies mâles qui, au dire de certains, ne reflètent que la volonté instinctive des Andrias de prendre conscience d’eux-mêmes en tant que Collectivité Mâle. On dit que cette dance collective leur permet de surmonter cette illusion insensée et atavique de l’individualisme sexuel du mâle ; cette bande virevoltante, ivre, frénétique ne serait autre que le Mâle Collectif, le Marié Collectif et le Grand Copulateur qui se livre à sa solennelle danse de fiançailles et s’adonne à une grande cérémonie nuptiale– ceci, chose curieuse, en excluant les femelles qui restent indifférentes et continuent à mâchonner petits poissons et seiches. Le célèbre Charles J. Powell, qui baptisa ces cérémonies des salamandres du nom de Danse du Principe Mâle, nous dit encore : « Ne faut-il pas voir dans ces cérémonies collectives mâles la racine et la source même de l’admirable collectivisme des salamandres ? Il faut comprendre qu’il n’existe de véritable société animale que là où la vie et le développement de l’espèce ne se fondent pas sur le couple sexuel : chez les abeilles, les fourmis et les termites. La société des abeilles peut tenir en deux mots : « Moi, la Ruche Maternelle. » La société des colonies de salamandres se résume tout différemment : « Nous, le Principe Mâle. » Ce ne sont que tous les mâles pris ensemble qui, à un moment donné, exsudent, pour ainsi dire, le milieu sexuel fertilisateur, qui constituent ce Grand Mâle qui pénètre dans la matrice des femelles et multiplie généreusement la vie. Leur paternité est collective : c’est pourquoi tout leur comportement est collectif et se manifeste dans des actions collectives tandis que les femelles, une fois la ponte des œufs assurée, mènent jusqu’au printemps suivant une vie plus ou moins dispersée et isolée. Seuls, les mâles constituent la communauté. Chez aucune espèce animale, les femelles ne jouent un rôle aussi subalterne que chez Andrias ;elles restent en dehors du travail commun et n’y apportent pas le moindre intérêt.Leur moment arrive quand le Principe Mâle sature leur milieu d’une acidité que le chimiste a du mal à discerner, mais qui est d’une puissance vitale telle qu’elle agit même lorsqu’elle se trouve infiniment diluée par le flux et le reflux de la mer. On dirait que l’Océan lui-même devient le mâle qui fertilise des millions de germes sur ses côtes.
« Malgré tout l’orgueil du coq, poursuit Charles J. Powell, dans la plupart des espèces animales, la nature a plutôt donné l’ascendant aux femelles. Les mâles vivent pour leur volupté et pour tuer ; ce sont des individus vains et fats tandis que les femelles représentent l’espèce elle-même dans sa force et dans ses qualités permanentes. Chez Andrias (et en partie chez l’homme) le rapport est essentiellement différent : en créant une communauté et une solidarité de mâles, le mâle assume un ascendant biologique évident et détermine le développement de l’espèce dans une bien plus grande mesure que la femelle. C’est peut-être à cause de cette tendance évolutive si typiquement mâle qu’Andrias manifeste si visiblement des aptitudes techniques, donc typiquement masculines. Andrias est un technicien né avec le goût des entreprises communes ; ses signes sexuels secondaires – c’est-à-dire l’aptitude technique et le sens de l’organisation – se développent sous nos yeux avec tant de rapidité et de succès qu’il faudrait crier au miracle de la nature si nous ne savions pas le puissant facteur vital que constituent les déterminantes sexuelles. Andrias Scheuchzeri est un animal faber et peut-être le jour n’est pas loin où il dépassera l’homme lui-même dans le domaine technique simplement par la force de ce fait naturel qu’est la création d’une communauté purement mâle. »
LIVRE II
SUR LES TRACES
DE LA CIVILISATION
I
M. Povondra lit le journal
Il y a des gens qui collectionnent les timbres, d’autres qui collectionnent les incunables. M. Povondra, le portier de la maison de G. H. Bondy, chercha longtemps le sens de sa vie ; il hésita des années entre un penchant pour les sépultures préhistoriques et une passion pour la politique étrangère ; mais un soir, soudain, il découvrit ce qui lui avait manqué jusqu’alors, pour vivre pleinement. Les grands événements se produisent en général avec cette soudaineté.
Ce soir-là, M. Povondra lisait le journal, Mme Povondra reprisait les chaussettes de Frantik, et Frantik faisait semblant d’apprendre les affluents de la rive gauche du Danube. Il régnait un silence bienfaisant.
— Ça alors ! grommela M. Povondra.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Mme Povondra en enfilant son aiguille
— Mais… ces histoires de salamandres, dit Povondra père. On dit ici qu’on en a vendu soixante-dix millions au cours du dernier trimestre.
— C’est beaucoup, hein ? fit Mme Povondra.
— Tu l’as dit. C’est un chiffre énorme, Maman. Rends-toi compte, soixante-dix millions ! M. Povondra secoua la tête.
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