Alors que le Cingalais était en train de couper des huîtres, à une profondeur de seize mètres environ, il avait senti quelque chose qui lui touchait le dos, comme des petits doigts froids. Il s’était retourné et ils étaient là, des centaines et des centaines, autour de lui. Des centaines et des centaines, Monsieur, en train de nager ou debout sur les pierres, tous à regarder ce que faisait le Cingalais. Alors il avait lâché huîtres et couteau pour essayer de revenir à la surface. Chemin faisant, il s’était heurté à plusieurs diables qui nageaient au-dessus de lui et ce qui lui était arrivé ensuite, il n’en savait plus rien, non, Monsieur.
Le capitaine Van Toch regardait d’un air méditatif le petit plongeur qui tremblait. « Ce garçon ne sera plus jamais bon à rien, se dit-il, je le renverrai chez lui à Ceylan, dès qu’on sera arrivé à Padang. »
Grognant et soufflant, il s’en fut dans sa cabine. Là il vida sur la table le petit sachet de papier contenant les deux perles. L’une était petite comme un grain de sable et l’autre grosse comme un pois, avec des reflets rose et argent. Le capitaine de bateau hollandais s’ébroua et sortit son whisky irlandais de sa petite armoire.
Vers six heures, il se fit de nouveau conduire au kampong en canot et s’en fut droit trouver le métis de Cubain et de Portugais.
— Toddy, dit-il.
Ce fut là le seul mot qui sortit de sa bouche. Il était assis sur la véranda de tôle ondulée, il tenait un gobelet de verre épais entre ses doigts épais, il buvait et crachait et de dessous ses sourcils touffus il fixait les maigres poules jaunes qui picoraient on ne sait trop quoi entre les palmes de la petite cour sale et piétinée. Le métis se gardait bien de parler et se contentait de verser à boire. Les yeux du capitaine s’injectaient peu à peu de sang et ses doigts devenaient gourds. Le crépuscule allait tomber quand il se leva et remonta son pantalon.
— Vous allez déjà dormir, capitaine ? s’enquit poliment le métis de démon et de diable.
Le capitaine troua l’air de son doigt :
— Çà par exemple, dit-il, qu’on ne vienne pas me dire qu’il existe en ce monde des diables que je ne connais pas encore. Dis-moi, toi, où est-il ce foutu nord-ouest ?
— Là-bas, montra le métis. Où allez-vous, Monsieur ?
— En enfer, grogna le capitaine J. Van Toch. Voir ce qui se passe à Devil Bay.
■
Depuis ce soir-là, le capitaine J. Van Toch devint bizarre. Il ne revint au kampong qu’à l’aube ; il ne dit mot et se fit conduire au bateau où il s’enferma dans sa cabine jusqu’au soir. Mais personne ne s’en inquiéta car le Kandong Bandoeng avait encore à charger toutes sortes de richesses de l’île Tana Masa (copra, poivre, camphre, gutta-percha, huile de palme, tabac et main-d’œuvre) ; mais quand, le soir venu, on lui fit savoir que le chargement était terminé, il se contenta de souffler et dit :
— Un canot ! Au kampong.
De nouveau, il ne revint qu’à l’aube. Le Suédois Jensen qui l’aida à monter sur le pont lui demanda plutôt par politesse :
— Alors, capitaine, on s’en va aujourd’hui ?
Le capitaine se retourna comme si on l’avait piqué au derrière :
— Ça te regarde ? cria-t-il. Occupe-toi de tes foutues affaires !
Toute la journée, le Kandong Bandoeng resta ancré à un nœud de la côte de Tana Masa sans bouger. Le soir venu, le capitaine sortit de sa cabine et ordonna :
— Le canot. Au kampong.
Le petit Grec Zapatis le suivit du regard d’un œil aveugle et d’un œil bigle.
— Les gars, gloussa-t-il, ou bien le vieux a une fille ou bien il est devenu complètement fou.
Le Suédois Jensen fronça les sourcils :
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? lança-t-il à Zapatis. Mêle-toi de ce qui te regarde.
Un peu plus tard, accompagné de l’islandais Gudmundson, il prit un petit canot et rama en direction de Devil Bay. Là, ils cachèrent le canot derrière des rochers pour voir ce qui allait se passer. Le capitaine arpentait la plage. Il semblait attendre quelqu’un et de temps en temps, il faisait : « ts, ts… »
— Regarde, dit Gudmundson en montrant la mer devenue rouge et or au soleil couchant.
Jensen compta deux, trois, quatre, six nageoires tranchantes qui filaient vers Devil Bay.
— Bon sang, grommela Jensen, c’est plein de requins ici.
À tout instant, les nageoires disparaissaient, la queue frappait l’eau, puis il se faisait un violent remous. Alors, le capitaine J. Van Toch commença à se trémousser furieusement sur le rivage, il vomissait des jurons et menaçait les requins de son poing. Puis, ce fut le bref crépuscule des tropiques et la lune se leva au-dessus de l’île. Jensen prit les rames et le canot se rapprocha à un furlong de la côte. À présent, le capitaine était assis sur un rocher.
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