Il faisait toujours : « ts, ts, ts. » Quelque chose bougeait autour de lui, mais il était malaisé de distinguer ce que c’était. « On dirait des phoques, pensa Jensen, mais les phoques ne marchent pas comme ça. » Ça sortait de l’eau, entre les rochers, avançait le long du rivage en se dandinant comme des pingouins. Jensen rama sans bruit et s’arrêta à un demi-furlong du capitaine. Oui, le capitaine était en train de parler, mais du diable s’il pouvait comprendre ce que c’était : sans doute du malais ou du tamile. Il agitait les bras comme s’il lançait quelque chose à ces phoques (mais ce n’étaient pas des phoques, constata Jensen) tout en baragouinant du chinois ou du malais. Soudain, la rame levée glissa de la main de Jensen et frappa l’eau. Le capitaine leva la tête, se mit debout et fit une trentaine de pas en direction de l’eau ; tout à coup, il y eut des éclairs et des craquements ; le capitaine tirait sur le canot avec son browning. Presque en même temps, il y eut un bruissement, un remue-ménage dans la baie, des clapotis comme si des milliers de phoques avaient sauté dans l’eau. Mais Jensen et Gudmundson appuyaient déjà sur les rames et filaient en coup de vent pour prendre le tournant le plus proche. De retour au bateau, ils ne dirent rien à personne. Ils savent tout de même se taire, ces Nordiques.

Le capitaine revint au matin : il était renfrogné et nerveux, mais il ne dit rien. Seulement quand Jensen l’aida à monter sur le pont, deux paires d’yeux bleus se rencontrèrent avec un regard froid et scrutateur.

— Jensen, dit le capitaine.

— Oui, capitaine.

— Nous partons aujourd’hui.

— Oui, Monsieur.

— À Sourabaja, vous recevrez votre livret.

— Oui, capitaine.

Et ce fut tout. Le jour même, le Kandong Bandoeng appareilla pour Padang. De Padang, le capitaine J. Van Toch envoya à sa compagnie à Amsterdam un petit paquet assuré pour deux cent mille livres sterling. En même temps qu’un télégramme demandant un congé d’un an. Pour raisons de santé urgentes, etc. Puis, il traîna dans Padang jusqu’à ce qu’il eût trouvé celui qu’il cherchait. C’était un sauvage de Bornéo, un Dajak, que les touristes anglais louaient parfois comme chasseur de requins, pour la beauté du spectacle. En effet, le Dajak travaillait à l’ancienne mode, armé seulement d’un long couteau. C’était sans doute un anthropophage mais il avait un tarif fixe : cinq livres par requin plus la nourriture. Il était d’ailleurs terrible à voir car sur ses deux bras, sa poitrine et ses cuisses la peau était écorchée par la peau de requin et son nez et ses oreilles étaient ornés de dents de requin. On l’appelait Shark.

C’est avec ce Dajak que le capitaine J. Van Toch s’installa sur l’île de Tana Masa.

II
Golombek et Valenta

La canicule avait envahi la rédaction ; il ne se passait rien, mais absolument rien ; il ne se passait rien en politique, il n’y avait pas de « situation » en Europe et c’était pourtant l’époque où les lecteurs de journaux, mourant doucement d’ennui, étendus au bord de l’eau ou à l’ombre avare des arbres, démoralisés par la chaleur, la nature, le calme de la campagne et par toute cette vie simple et saine, attendaient, avec un espoir tous les jours déçu, que le journal leur apportât au moins quelque chose de nouveau et de rafraîchissant, un crime, une guerre, un tremblement de terre, enfin Quelque Chose ; et quand ils ne trouvaient rien, ils jetaient le journal et déclaraient avec indignation qu’il n’y a rien dans ce journal, mais ce qui s’appelle rien, que ça ne vaut pas la peine d’être lu et qu’ils ne se réabonneront pas.

Dans le même temps, cinq ou six rédacteurs abandonnés végètent à la rédaction, car leurs collègues sont aussi en vacances ; ils jettent aussi leur journal avec indignation et se plaignent que maintenant on ne trouve rien dans ce journal, mais ce qui s’appelle rien. Et le metteur en pages sort de l’imprimerie et dit sur un ton de reproche :

— Messieurs, Messieurs, nous n’avons toujours pas d’éditorial pour demain.

— Alors prenez, par exemple… cet article… oui, sur la situation économique de la Bulgarie, propose l’un des messieurs abandonnés.

Le metteur en pages soupire :

— Et qui voulez-vous qui lise ça, Monsieur ? Il n’y aura encore rien à lire dans le journal.

Six messieurs abandonnés lèvent les yeux au plafond comme pour y découvrir quelque chose à lire.

— S’il pouvait se passer quelque chose, dit l’un d’eux sur un ton vague.

— Ou bien on pourrait sortir… un… un reportage intéressant, propose le deuxième.

— Sur quoi ?

— N’en sais rien.

— Ou bien inventer… une nouvelle vitamine, grommelle le troisième.

— Pas maintenant en été, objecte le quatrième. Mon vieux, les vitamines c’est des trucs calés, c’est plutôt pour l’automne.

— Bon sang qu’il fait chaud, bâille le cinquième. On devrait mettre quelque chose sur les régions polaires.

— Mais quoi ?

— Comme ça. Quelque chose dans le genre de l’Eskymo Welzl. Des doigts gelés, des glaces éternelles et tout le reste.

— C’est facile à dire, remarqua le sixième. Mais où vas-tu nous trouver ça ?

Silence désespéré dans la salle de rédaction.

— Dimanche, je suis allé à Jevičko, dit le metteur en pages avec quelque hésitation.

— Et alors ?

— J’ai entendu dire qu’un certain capitaine Van Toch y passe ses vacances. Il paraît qu’il y est né à Jevičko.

— Quel Van Toch ?

— Un gros. Paraît que c’est un capitaine au long cours, ce Van Toch. On m’a dit qu’il pêchait des perles là-bas.

Golombek regarda Valenta.

— Et où les pêchait-il ?

— À Sumatra… dans les Célèbes et dans ces parages-là.