Il était dit encore que «des ordres ultérieurs seraient donnés conformément aux mouvements de l'ennemi». Il était donc présumable que Napoléon prendrait les mesures nécessaires durant le cours de la bataille, mais il n'en fit rien, car, comme on le sut plus tard, il se trouva à une telle distance du centre des opérations, qu'il n'en eut pas connaissance et qu'aucun des ordres donnés par lui pendant ce temps ne put être exécuté.

X

Plusieurs historiens assurent que si les Français ont été battus à Borodino, c'est parce que Napoléon souffrait ce jour-là d'un gros rhume. Sans ce rhume, ses combinaisons eussent été marquées au sceau du génie pendant la bataille, la Russie eût été perdue, et la face du monde changée! Cette conclusion est d'une logique incontestable pour les écrivains qui soutiennent que la Russie s'est transformée par la seule volonté de Pierre le Grand; que la république française s'est métamorphosée en Empire, et que les armées françaises sont entrées en Russie, également par la seule volonté de Napoléon. S'il avait dépendu de lui de livrer ou de ne pas livrer la bataille de Borodino, de prendre ou de ne pas prendre telle décision, il serait évident en ce cas que le rhume, qui aurait paralysé son action, eût été la cause du salut de la Russie, et que le valet de chambre qui oublia, le 28, de lui donner une chaussure imperméable, eût été notre sauveur! Dans cet ordre d'idées, cette conclusion est aussi plausible que celle qu'en manière de plaisanterie Voltaire tire de la Saint-Barthélemy, due, dit-il, à un dérangement d'estomac de Charles IX. Mais, pour ceux qui n'admettent pas cette manière de raisonner, cette réflexion est tout bonnement absurde, et contraire en tous points à toute logique humaine. À la question de savoir quelle est la raison d'être des faits historiques, il nous paraît bien plus simple de répondre que la marche des événements de ce monde est arrêtée d'avance, et dépend de la coïncidence de toutes les volontés de ceux qui participent aux événements, et que celle des Napoléons n'y a qu'une influence extérieure et apparente.

Quelque étrange que paraisse à première vue de supposer que la Saint-Barthélemy, voulue et commandée par Charles IX, n'ait pas été le fait de sa volonté, et que le carnage de Borodino, qui a coûté 80 000 hommes, n'ait pas été réellement ordonné par Napoléon, bien qu'il eût pris toutes les dispositions à cet effet, la dignité humaine, en me démontrant que chacun de noms est homme au même degré que Napoléon, autorise cette solution, confirmée à plusieurs reprises par les recherches des historiens. Le jour de la bataille de Borodino, Napoléon n'a ni visé ni tué personne: tout fut fait par ses soldats, qui tuèrent leurs ennemis, non en conséquence de ses ordres, mais en obéissant à leur propre impulsion. Toute l'armée, Français, Allemands, Italiens, Polonais, affamés, déguenillés, fatigués par les marches qu'ils venaient de faire, sentait, en face de cette autre armée qui lui barrait le passage, que le vin était tiré et qu'il fallait le boire! Si Napoléon leur avait défendu de se battre contre les Russes, ils l'auraient égorgé, et se seraient battus quand même, parce que c'était devenu inévitable!

À la lecture de la proclamation de Napoléon, qui leur promettait, comme compensation aux souffrances et à la mort, que la postérité dirait d'eux: «qu'eux aussi avaient pris part à la grande bataille de la Moskwa», ils avaient répondu par le cri de: «Vive l'Empereur!» comme ils l'avaient déjà fait devant le portrait de l'enfant qui jouait au bilboquet avec la boule du monde, comme ils l'avaient acclamé à chaque non-sens qu'il avait dit. Ils n'avaient donc plus qu'une chose à faire, répéter: «Vive l'Empereur!» et aller se battre pour gagner la nourriture et le repos qui, une fois vainqueurs, les attendaient à Moscou. Ils ne tuaient donc pas leurs semblables en vertu des ordres de leur maître; Napoléon lui-même n'était pour rien dans la direction de la bataille, puisque aucune de ses dispositions n'a été exécutée et qu'il ignorait ce qui se passait. Ainsi donc la question de savoir d'une manière précise si Napoléon avait ou non un rhume à ce moment-là, n'a pas plus d'importance dans l'histoire que le rhume du dernier soldat du train.

Les historiens attribuent encore à ce rhume légendaire la faiblesse de ses dispositions, qui, selon nous, étaient au contraire mieux prises que celles qui lui avaient fait gagner d'autres batailles; elles paraissent inférieures aujourd'hui, parce que la bataille de Borodino fut la première que perdit Napoléon. Les combinaisons les plus profondes et les plus ingénieuses semblent toujours mauvaises, et donnent prise aux critiques savantes des tacticiens, lorsqu'elles n'ont pas amené la victoire; et vice versa. Les dispositions de Weirother, à la bataille d'Austerlitz, étaient le modèle de la perfection en ce genre, et cependant on les a désapprouvées, à cause même de cette perfection et de leur minutie.

Napoléon à Borodino avait joué son rôle de représentant du pouvoir aussi bien et même mieux que dans ses autres batailles. Il s'en était tenu aux mesures les plus sages. Aucune confusion, aucune contradiction ne peut lui être imputée; il n'a pas perdu la tête, il n'a pas fui du champ de bataille, et son tact et sa grande expérience contribuèrent au contraire à lui faire remplir, avec calme et dignité, le personnage de chef suprême, qui semblait lui être attribué dans cette sanglante tragédie.

XI

Napoléon revint pensif de sa tournée d'inspection, en se disant: «Les pièces sont sur l'échiquier, à demain le jeu!» S'étant fait donner un verre de punch, il manda de Beausset pour lui parler des changements à introduire dans la maison de l'Impératrice, et étonna le préfet par la façon dont les moindres détails des choses de la cour étaient présents à sa mémoire.

S'intéressant à des niaiseries, il plaisantait Beausset sur son amour des voyages, et causait avec insouciance, comme aurait pu le faire un grand opérateur qui retrousse tranquillement ses manches et met son tablier, pendant qu'on attache le patient sur son lit de souffrance: «L'affaire est à moi, semblait-il se dire, et j'en tiens tous les fils entre mes mains: quand il faudra agir, je m'en tirerai mieux que personne.... Quant à présent, je puis plaisanter: plus je plaisante, plus je suis calme, plus vous devez être rassurés et confiants, et plus vous devez être étonnés de mon génie!»

Après un second verre de punch, il alla prendre quelques instants de repos; il était trop préoccupé de la journée du lendemain pour pouvoir dormir, et, quoique l'humidité du soir eût augmenté son rhume, il passa, en se mouchant bruyamment, à trois heures du matin, dans la partie de la tente qui formait son salon, et demanda si les Russes étaient toujours là. On lui répondit que les feux ennemis apparaissaient toujours sur les mêmes points. L'aide de camp de service entra.

«Eh bien, Rapp, croyez-vous que nous ferons de la bonne besogne aujourd'hui?

—Sans aucun doute, Sire...»

L'Empereur le regarda.

«Rappelez-vous, Sire, ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire à Smolensk: «Le vin est tiré, il faut le boire!»

Napoléon fronça le sourcil et garda longtemps le silence.

«Cette pauvre armée, dit-il tout à coup, elle est bien diminuée depuis Smolensk. La fortune est une franche courtisane, Rapp, je le disais toujours et je commence à l'éprouver; mais la garde, la garde est intacte? demanda-t-il.

—Oui, Sire.»

Napoléon glissa une pastille dans sa bouche, et regarda à sa montre; il n'avait pas envie de dormir, il y avait loin jusqu'au matin, et pour tuer le temps, il n'y avait plus d'ordres à donner. Tout était prêt.

«A-t-on distribué les biscuits aux régiments de la garde? demanda-t-il sévèrement.

—Oui, Sire.

—Et le riz?»

Rapp répondit qu'il avait pris lui-même les mesures nécessaires à cet effet, mais Napoléon secoua la tête d'un air mécontent: il semblait douter que ce dernier ordre eût été exécuté. Un valet de chambre apporta du punch, Napoléon en fit donner un verre à son aide de camp; tout en le dégustant à petites gorgées:

«Je n'ai ni goût ni odorat, dit-il; ce rhume est insupportable, et l'on me vante la médecine et les médecins, lorsqu'ils ne peuvent pas même me guérir d'un rhume!... Corvisart m'a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais.... Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c'est sa nature; laissez-y la vie à son aise, qu'elle s'y défende elle-même: elle fera plus que si vous la paralysez en l'encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps: l'horloger n'a pas la faculté de l'ouvrir; il ne peut la manier qu'à tâtons et les yeux bandés.... Notre corps est une machine à vivre, voilà tout!» Une fois entré dans la voie des définitions qu'il aimait tant, il en émit tout à coup une autre [2]: «Savez-vous ce que c'est que l'art militaire? C'est le talent, à un moment donné, d'être plus fort que son ennemi!»

Rapp ne répondit rien.

«Demain nous aurons affaire à Koutouzow. C'est lui qui commandait à Braunau, vous en souvient-il? et il n'est pas monté à cheval une seule fois pendant trois semaines pour examiner les fortifications.... Nous verrons bien!»

Il regarda encore une fois à sa montre; il n'était que quatre heures. Il se leva, fit quelques pas, passa une redingote sur son uniforme, et sortit de la tente. La nuit était sombre, et un léger brouillard flottait dans l'air.