Un aide de camp, s'inclinant avec grâce, lui présenta aussitôt une tabatière en or.

«Oui, vous avez de la chance, dit-il en aspirant une prise: vous qui aimez les voyages, vous verrez Moscou dans trois jours; vous ne vous attendiez certes pas à visiter la capitale asiatique?»

Beausset s'inclina en signe de reconnaissance pour la délicate attention de son souverain, qui lui prêtait un goût dont il ne soupçonnait pas lui-même l'existence.

«Ah! qu'est-ce donc?» dit Napoléon en remarquant que l'attention de sa suite était concentrée sur la draperie.

Beausset, avec l'habileté d'un courtisan accompli, fit un demi-tour et souleva adroitement le voile, en disant:

«C'est un présent que l'Impératrice envoie à Votre Majesté.»

C'était le portrait de l'enfant né du mariage de Napoléon avec la fille de l'Empereur d'Autriche, peint par Gérard. Le ravissant petit garçon, avec ses cheveux bouclés, et un regard semblable à celui du Christ de la Madone Sixtine, était représenté jouant au bilboquet: la boule figurait le globe terrestre, et le manche qu'il tenait de l'autre main simulait un sceptre. Quoiqu'il fût difficile de s'expliquer pourquoi l'artiste avait peint le roi de Rome perçant le globe avec un bâton, cette allégorie avait été trouvée, par tous ceux qui l'avaient vue à Paris, aussi claire et aussi délicate qu'elle le parut à Napoléon en ce moment.

«Le roi de Rome! dit-il avec un geste gracieux... admirable!...» Et avec cette faculté tout italienne de changer instantanément l'expression de son visage, il s'approcha du portrait d'un air pensif et tendre.

Il savait qu'à cette heure chacune de ses paroles et chacun de ses gestes seraient burinés dans l'histoire. Aussi, comme contraste à cette grandeur qui lui permettait de faire représenter son fils jouant au bilboquet avec le globe du monde, crut-il avoir trouvé une heureuse inspiration en lui opposant le simple sentiment de la tendresse paternelle. Ses yeux se voilèrent, il fit un pas en avant, et sembla chercher une chaise; la chaise fut vivement avancée, et il s'assit en face du portrait. Il fit un geste, et tout le monde se retira sur la pointe du pied, en laissant le grand homme se livrer à son émotion. Après quelques instants de muette contemplation, il se leva et rappela Beausset et l'aide de camp; il ordonna de placer le tableau devant la tente, pour ne pas priver sa vieille garde du bonheur de voir le roi de Rome, le fils et l'héritier de leur Souverain adoré! Ce qu'il avait prévu arriva: pendant qu'il déjeunait avec Monsieur de Beausset, auquel il avait fait l'honneur de l'inviter, on entendit devant la tente une explosion de cris enthousiastes, poussés par les officiers et les soldats de la vieille garde.

«Vive l'Empereur! Vive le roi de Rome!»

Le déjeuner fini, Napoléon dicta devant Beausset son ordre du jour à l'armée.

«Courte et énergique,» dit-il après avoir lu cette proclamation qu'il avait dictée d'un jet.

«Soldats!

«Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de chacun de vous: «Il était à cette grande bataille!

«Napoléon.»

Après avoir invité Monsieur de Beausset, qui aimait tant les voyages, à l'accompagner dans sa promenade, il sortit avec lui de sa tente, et se dirigea vers les chevaux qu'on venait de seller.

«Votre Majesté est trop bonne,» dit de Beausset, quoiqu'il eût fort envie de dormir et qu'il ne sût pas monter à cheval: mais, du moment que Napoléon avait incliné la tête, force fut à Beausset de le suivre.

À la vue de l'Empereur, les cris des vieux grognards qui entouraient le tableau devinrent frénétiques. Napoléon fronça les sourcils.

«Enlevez-le, dit-il en indiquant le portrait: il est encore trop jeune pour voir un champ de bataille!»

Beausset ferma les yeux, baissa la tête, soupira profondément, et témoigna, par un geste plein de déférence, qu'il savait apprécier les paroles de l'Empereur.

IX

L'historien de Napoléon nous le représente ce jour-là, passant la matinée à cheval, inspectant le terrain, discutant les différents plans qui lui étaient soumis par ses maréchaux, et donnant ses ordres aux généraux. La ligne primitive des troupes russes le long de la Kolotcha avait été rompue, et une partie de cette ligne, notamment le flanc gauche, avait été reculée par suite de la prise de la redoute de Schevardino. Cette partie n'était plus ni fortifiée ni couverte par la rivière, et devant elle s'étendait une plaine ouverte et unie. Il était évident, aussi bien pour un civil que pour un militaire, que c'était là que devait commencer l'attaque. Cela n'exigeait pas, du moins à ce qu'il semblait, de grandes combinaisons, ni ces soins minutieux de l'Empereur et de ses maréchaux, ni cette faculté supérieure, appelée le génie, qu'on aime tant à prêter à Napoléon; mais ceux qui l'entouraient ne furent pas de cet avis, et les historiens qui décrivirent après coup ces événements firent chorus avec eux. Tout en parcourant le terrain et en examinant d'un air méditatif et soucieux les moindres détails de la localité, il secouait la tête, tantôt d'un air défiant, tantôt d'un air approbateur, et, sans initier aucun des généraux aux pensées profondes qui motivaient ses décisions, il se bornait à leur en donner la conclusion sous forme d'ordres. Davout, le prince d'Eckmühl, ayant émis l'opinion qu'il fallait tourner le flanc gauche des Russes, il lui répondit, sans lui en expliquer la raison, que c'était inutile. En revanche, il approuva le projet du général Compans, qui consistait à attaquer les ouvrages avancés et à faire passer les divisions par le bois, quoique Ney, duc d'Elchingen, se permît de faire observer qu'un mouvement à travers la forêt pouvait être dangereux, et mettre le désordre dans les rangs. En examinant l'endroit qui faisait face à la redoute de Schevardino, il réfléchit quelques secondes en silence, et indiqua les places où devaient s'élever pour le lendemain deux batteries, destinées à contre-battre les redoutes des Russes, et aussi la position que devait occuper l'artillerie de campagne. Après avoir donné ses instructions, il retourna à son bivouac et dicta les dispositions pour l'ordre de bataille.

Ces dispositions, qui ont provoqué un enthousiasme sans bornes chez les historiens français et une approbation unanime chez les étrangers, étaient conçues en ces termes:

«Deux nouvelles batteries, élevées pendant la nuit dans la plaine occupée par le prince d'Eckmühl, ouvriront, au petit jour, le feu contre les deux batteries ennemies leur faisant face.

«Le chef de l'artillerie du 1er corps, général Pernetti, se portera alors en avant avec 30 canons de la division Compans et tous les obusiers des divisions Dessaix et Friant; il ouvrira le feu, et lancera ses obus sur la batterie ennemie, attaquée par:

Canons de l'artillerie de la garde: 24 pièces. Canons de la division Compans: 30 Canons des divisions Dessaix et Friant: 8

Total: 62 pièces.

«Le chef de l'artillerie du 3ème corps, général Fouché, placera tous les obusiers des 3ème et 8ème corps, 16 pièces en tout, sur les flancs de la batterie destinée à canonner la fortification gauche, ce qui réunira contre elle 40 bouches à feu.

«Le général Sorbier se tiendra prêt à se porter en avant au premier signal avec tous les obusiers de l'artillerie de la garde, contre l'une ou l'autre des fortifications.

«Pendant la canonnade, le prince Poniatowsky se dirigera vers le village dans la forêt et tournera la position ennemie.

«Le général Compans traversera la forêt pour s'emparer du premier retranchement.

«Une fois la bataille engagée sur ce plan, d'autres ordres seront donnés conformément aux mouvements de l'ennemi.

«La canonnade sur l'aile gauche commencera aussitôt que se fera entendre celle de l'aile droite. Les tirailleurs de la division Morand et de la division du vice-roi ouvriront un feu violent, lorsque commencera l'attaque de l'aile droite.

«Le vice-roi s'emparera du village [1], et en franchira les trois ponts, en avançant sur la même ligne que les divisions Morand et Gérard, qui, menées par lui, se dirigeront vers la redoute et rejoindront les autres troupes.

«Le tout se fera avec ordre et méthode, en gardant autant que possible des troupes en réserve.

«Au camp impérial près de Mojaïsk, 6 septembre 1812.»

S'il est permis de juger les combinaisons de Napoléon, en se dégageant de l'influence presque superstitieuse qu'exerçait son génie, il est évident, au contraire, que ces dispositions manquent de clarté et de netteté. Ce document, en effet, contient quatre dispositions, dont aucune ne pouvait être et ne fut exécutée. Il est dit en premier: que les batteries élevées sur la place choisie par Napoléon, renforcées par les bouches à feu de Pernetti et de Fouché, 102 pièces en tout, devaient ouvrir le feu et couvrir de projectiles les ouvrages avancés de l'ennemi. Or il était impossible d'exécuter cet ordre, parce que les projectiles ne pouvaient atteindre les retranchements ennemis, et que ces 102 bouches à feu les lancèrent dans le vide, jusqu'au moment où un général prit sur lui, contre l'ordre de l'Empereur, de les faire avancer.

La seconde disposition, qui enjoignait à Poniatowsky de se diriger sur le village par la forêt, pour aller tourner l'aile gauche des Russes, ne put également aboutir, car Poniatowsky rencontra, dans la forêt, Toutchkow, qui lui barra le passage et l'empêcha de tourner la position indiquée. La troisième ordonnait au général Compans de se porter sur la forêt et de s'emparer du premier retranchement: or la division Compans ne s'en empara pas, et fut repoussée, parce qu'en sortant de la forêt elle fut forcée, par une circonstance ignorée de Napoléon, de s'aligner sous le feu de la mitraille. Enfin, aux termes de la quatrième, le vice-roi devait s'emparer du village de Borodino, traverser la rivière sur ses trois ponts, sur la même ligne que les divisions Morand et Friant (divisions dont les mouvements ne sont indiqués nulle part), lesquelles, sous sa direction, devaient se diriger vers la redoute et se placer sur la même ligne que les autres troupes. Autant qu'il est possible de se rendre compte de cet ordre, en se reportant aux tentatives faites par le vice-roi pour l'exécuter, on devine qu'il devait se porter à gauche sur la redoute, en traversant Borodino, tandis que les divisions Morand et Friant avançaient en même temps en deçà de la ligne. Rien de tout cela n'était exécutable. Le vice-roi, ayant traversé Borodino, fut battu sur la Kolotcha, et les divisions Morand et Friant, qui subirent le même sort, n'enlevèrent pas la redoute, dont la cavalerie ne s'empara qu'à la fin de la bataille. Ainsi aucune de ces dispositions ne fut effectuée.