Il en fit autant de son côté et lâcha prise. Le Français, peu curieux de décider lequel des deux était le prisonnier de l'autre, courut à la batterie, tandis que Pierre descendait le mamelon, en trébuchant contre les morts et les blessés, et croyait, dans son épouvante, les sentir s'accrocher aux pans de son habit. À peine arrivé au bas, il vit venir à lui des masses compactes de Russes qui lui paraissaient fuir et qui couraient en se bousculant vers la batterie. C'était l'attaque dont Yermolow s'attribua le mérite en assurant à qui voulait l'entendre que son bonheur et sa bravoure l'avaient seuls rendue possible; il prétendait avoir jeté à pleines mains sur le mamelon les croix de Saint-Georges dont il avait rempli ses poches. Les Français qui s'étaient emparés de la batterie s'enfuirent à leur tour, et nos troupes les poursuivirent avec un tel acharnement qu'il fut impossible de les arrêter. Les prisonniers furent emmenés de la batterie; parmi eux se trouvait un général blessé, qui fut aussitôt entouré de nos officiers. Des masses de blessés, Français et Russes, les traits défigurés par la souffrance, se traînaient péniblement, ou étaient portés sur des brancards. Pierre remonta sur la hauteur, mais, au lieu de ceux qui l'y avaient reçu tout à l'heure, il n'y trouva que des tas de morts, inconnus pour la plupart; il y aperçut aussi le jeune lieutenant, toujours assis dans la même pose au bord du parapet, et replié sur lui-même dans une mare de sang; le soldat aux joues enluminées avait encore des mouvements convulsifs, mais on ne songeait pas à l'emporter. Pierre s'enfuit en courant: «Ils vont sûrement cesser, se dit-il, car ils doivent avoir horreur de ce qu'ils ont fait?» Et il suivit machinalement le défilé des brancards qui s'éloignaient du champ de bataille. Le soleil, caché par un rideau de fumée, brillait encore en haut de l'horizon. Là-bas, à gauche, et surtout près de Séménovsky, une massé confuse s'agitait dans le lointain, et le roulement incessant de la fusillade et de la canonnade, loin de diminuer, ne faisait qu'augmenter de violence: c'était comme la suprême expression du désespoir d'un homme qui réunit toutes ses forces pour pousser son dernier cri.

XV

L'action principale se passa sur une étendue de deux verstes [4] entre Borodino et les ouvrages avancés de Bagration. En dehors de ce rayon, la cavalerie d'Ouvarow fit une démonstration vers le milieu de la journée, et, de l'autre côté d'Outitza, Poniatowsky et Toutchkow en vinrent un moment aux mains; mais ces deux incidents furent relativement sans importance. Ce fut donc sur la plaine, entre Borodino et les «flèches» de Bagration, sur un espace découvert près du bois, qu'eut lieu en réalité la bataille, de la façon la plus simple et la moins compliquée qu'on puisse imaginer. Le signal en fut donné des deux côtés par le feu de plus de cent pièces de canon. Puis, lorsque la fumée s'étendit comme un épais nuage, les deux divisions de Dessaix et de Compans se dirigèrent sur les «flèches», pendant que le détachement du vice-roi se portait sur Borodino. Il y avait une verste de distance entre ces «flèches» et la redoute de Schevardino où se tenait Napoléon, et plus de deux verstes, à vol d'oiseau, entre ces ouvrages avancés et Borodino. Napoléon ne pouvait donc pas se rendre compte de ce qui se passait sur ce point, car la fumée couvrait tout le terrain. Les soldats de la division Dessaix ne restèrent visibles que jusqu'à leur descente dans le ravin; dès qu'ils y disparurent, la fumée, en redoublant d'épaisseur, déroba à la vue le versant opposé. De côté et d'autre se détachaient quelques points noirs, et brillaient quelques baïonnettes, mais, du haut de la redoute de Schevardino, il était impossible de préciser si les Russes et les Français étaient immobiles ou en mouvement. Les rayons obliques d'un soleil resplendissant éclairaient la figure de Napoléon, qui s'abritait derrière sa main pour examiner les ouvrages avancés. Quelques cris partaient du milieu de la fusillade, mais la fumée, toujours croissante, l'empêchait de rien distinguer. Il descendit du mamelon et se mit à marcher de long en large, en s'arrêtant de temps à autre, en prêtant l'oreille au bruit des détonations, et en jetant des regards sur le champ de bataille; mais, ni de l'endroit où il se tenait dans ce moment, ni de la hauteur où étaient restés ses généraux, ni des retranchements eux-mêmes, pris et repris tour à tour par les Russes et par les Français, on ne pouvait comprendre ce qui s'y passait. Plusieurs heures durant, on apercevait, au milieu d'une fusillade incessante, tantôt les Russes, tantôt les Français, tantôt l'infanterie, tantôt la cavalerie: ils paraissaient, tombaient, tiraient, se bousculaient, et, ne sachant que faire les uns et les autres, criaient, couraient et revenaient sur leurs pas. Les aides de camp envoyés par Napoléon, et les officiers d'ordonnance de ses maréchaux venaient à tout instant lui faire leurs rapports; ces rapports étaient forcément mensongers, parce que, dans le feu de la mêlée, il était impossible de savoir au juste où en étaient les choses, parce que la plupart des aides de camp se bornaient à raconter ce qu'on leur disait, sans s'approcher du lieu même du combat, et enfin parce que, pendant les quelques instants qu'ils mettaient à franchir la distance, tout changeait de face, et, par suite, la nouvelle qu'ils apportaient devenait inexacte. C'est ainsi qu'un aide de camp du vice-roi accourut annoncer la prise de Borodino, celle du pont de la Kolotcha, et demander à Napoléon s'il fallait ou non le faire franchir aux troupes. Napoléon ordonna de s'aligner de l'autre côté et d'attendre, mais, pendant qu'il donnait cet ordre, et au même moment où l'aide de camp quittait Borodino, ce pont avait été repris et brûlé par les Russes, dans ce même engagement où nous avons vu figurer Pierre au commencement de la bataille. Un autre aide de camp vint annoncer, d'un air de terreur, que l'attaque des ouvrages avancés avait été repoussée, que Compans était blessé, Davout tué, tandis que, par le fait, ces retranchements avaient été repris par des troupes fraîches, et que Davout n'était que contusionné. À la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n'avaient pas déjà été prises par d'autres d'une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s'exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, et faisaient avancer la cavalerie d'un côté et courir l'infanterie d'un autre. Mais leurs ordres n'étaient le plus souvent exécutés qu'à moitié, de travers ou pas du tout.