Les soldats qui avaient ordre de marcher tournaient les talons dès qu'ils sentaient la mitraille; ceux qui devaient rester immobiles fuyaient ou se jetaient en avant, en voyant l'ennemi se dresser soudain devant eux, et la cavalerie s'élançait de son côté pour rattraper les fuyards russes. C'est ainsi que deux régiments de cavalerie franchirent le ravin de Séménovsky, se lancèrent sur la montée, tournèrent bride et repartirent à fond de train, tandis que l'infanterie faisait de même de son côté, en se laissant également entraîner. Ainsi donc toutes les dispositions nécessitées par le moment étaient prises par les chefs immédiats, sans attendre les ordres de Ney, de Davout ou de Murat, et à plus forte raison ceux de Napoléon. Ils craignaient d'autant moins d'en assumer la responsabilité, que, pendant la mêlée, l'homme n'a plus d'autre idée que de sauver sa propre vie, et qu'en cherchant le salut il se jette en avant, en arrière, et agit sous l'influence exclusive de sa surexcitation personnelle. En résumé, tous ces mouvements, produits par le hasard, ne facilitaient ni ne changeaient la position des troupes. Leurs chocs et leurs attaques ne leur faisaient que peu de mal: c'étaient les boulets et les balles qui, traversant l'immense espace, leur apportaient la mort et les blessures. Dès que ces hommes se trouvaient hors de la portée des projectiles, leurs chefs s'en emparaient, les alignaient, les soumettaient à la discipline, et, par la puissance de cette même discipline, les ramenaient dans ce cercle de fer et de feu, où ils perdaient de nouveau leur sang-froid, et couraient à l'aventure, en s'entraînant mutuellement.

XVI

Les généraux Davout, Ney et Murat avaient plus d'une fois mené au feu des masses énormes de troupes bien disciplinées, mais, au lieu de voir, comme il était toujours arrivé aux batailles précédentes, l'ennemi prendre la fuite, ces masses disciplinées revenaient de là-bas débandées et terrifiées; ils avaient beau les reformer, le nombre en diminuait à vue d'œil. Vers midi, Murat envoya son aide de camp à Napoléon pour réclamer des renforts. Napoléon était assis au pied du mamelon et buvait du punch. Quand l'aide de camp arriva, assurant qu'ils mettraient les Russes en déroute si Sa Majesté voulait envoyer des renforts:

«Des renforts?» s'écria Napoléon d'un air sévère et surpris, comme s'il ne comprenait pas le sens de la demande, et regardant le jeune et joli garçon, aux cheveux bouclés, qu'on lui avait envoyé: «Des renforts? se dit-il à part lui.... Que peuvent-ils avoir encore à me demander lorsqu'ils disposent de la moitié de l'armée sur l'aile gauche des Russes, qui n'est même pas fortifiée? Dites au roi de Naples qu'il n'est pas midi, et que je ne vois pas clair sur mon échiquier; allez! [5]« Le jeune et joli garçon soupira profondément, et, tenant toujours la main à la hauteur de son shako, retourna au feu. Napoléon se leva, et appela Caulaincourt et Berthier pour causer avec eux de choses qui n'avaient aucun rapport avec la bataille. Au milieu de la conversation, l'attention de Berthier fut attirée par la vue d'un général, monté sur un cheval couvert d'écume, qui se dirigeait vers le mamelon avec sa suite: c'était Belliard. Il descendit de cheval et s'approcha avec précipitation de l'Empereur, en lui démontrant, hardiment et à haute voix, la nécessité dos renforts: il jurait sur l'honneur que les Russes étaient perdus si l'Empereur consentait à donner une division. Napoléon haussa les épaules, garda le silence et continua sa promenade, tandis que Belliard exposait avec véhémence son avis aux généraux qui l'entouraient.!

«Vous êtes trop vif, Belliard, dit Napoléon; on se trompe facilement dans la chaleur du combat. Allez, regardez et re-venez!»

Belliard venait à peine de disparaître qu'un nouvel envoyé arriva du champ de bataille.

«Eh bien, qu'y a-t-il? demanda Napoléon du ton d'un homme agacé par des obstacles imprévus.

—Sire, le prince... commença à dire l'aide de camp...

—Demande des renforts, n'est-ce pas?» s'écria Napoléon avec impatience.

L'aide de camp inclina la tête affirmativement. Napoléon se détourna, fit deux pas en avant, revint et appela Berthier.

«Il faudra leur donner des réserves, qu'en pensez-vous? Qui enverrons-nous là-bas, à cet oison dont j'ai fait un aigle?

—Envoyons la division de Claparède, Sire,» répondit Berthier, qui connaissait par leur nom toutes les divisions, les régiments et les bataillons.

L'Empereur approuva d'un signe de tête; l'aide de camp partit au galop du côté de la division Claparède, et, quelques instants après, la jeune garde, postée derrière le mamelon, se mit en mouvement. Napoléon regardait silencieusement dans cette direction.

«Non, dit-il tout à coup, je ne puis y envoyer Claparède, envoyez-y Friant.»

Bien qu'il n'y eût aucun avantage à employer le second plutôt que le premier, et qu'il en résultât au contraire un grand retard dans l'exécution de cet ordre, il n'en fut pas moins rempli avec ponctualité. Napoléon en ce moment, sans s'en douter, jouait avec ses soldats le rôle du docteur qui entrave par ses remèdes la marche de la nature, ce rôle qu'il critiquait toujours si vivement chez autrui. La division Friant se perdit comme les autres dans la fumée, tandis que les aides de camp arrivaient de tous côtés, et paraissaient s'être donné le mot pour demander la même chose. Tous disaient que les Russes tenaient ferme dans leurs positions, et faisaient un feu d'enfer, sous lequel fondaient les troupes françaises. M. de Beausset, qui était encore à jeun, s'approcha de Napoléon, assis sur un pliant de campagne, et lui proposa respectueusement de déjeuner.

«Il me semble que je puis maintenait féliciter Votre Majesté d'une victoire?»

Napoléon secoua la tête négativement. M. de Beausset, pensant que ce geste se rapportait à la victoire présumée, se permit alors de faire observer en plaisantant qu'aucune raison humaine ne devait empêcher de déjeuner, du moment que c'était possible.

«Allez-vous...» dit tout à coup Napoléon, en se détournant.

Un soupir de commisération et de déconvenue passa sur la figure de M. de Beausset, qui alla rejoindre les généraux. Napoléon éprouvait la sensation pénible du joueur qui, toujours heureux, jetant son argent à pleines mains, et ayant prévu toutes les chances, se sent, malgré tout, près d'être battu pour avoir trop savamment combiné ses coups. Les troupes et les généraux étaient les mêmes qu'autrefois; ses mesures étaient bien prises, sa proclamation courte et énergique; il était sûr de lui, de son expérience et de son génie, que les années n'avaient fait qu'accroître; l'ennemi qu'il combattait était le même qu'à Austerlitz et à Friedland; il comptait tomber sur lui à bras raccourcis... et voilà que ce coup de massue lui échappait comme par magie! Ses combinaisons passées avaient toujours été couronnées de succès: il avait, comme toujours, concentré ses batteries sur un seul point, lancé ses réserves et sa cavalerie—des hommes de fer—pour enfoncer les lignes, et cependant la victoire ne venait pas! De tous côtés on lui demandait des renforts, on lui apprenait que des généraux étaient morts ou blessés, que les troupes étaient débandées, et qu'il était impossible de déloger les Russes.