Napoléon est venu, et, sans se douter même de son existence, il l'a balayé de sa route comme un fétu de paille, et Lissy-Gory s'est effondré, l'entraînant dans sa ruine, tandis que Marie continue à dire que c'est une épreuve envoyée d'en haut! Pourquoi une épreuve, puisqu'il n'est plus! Pour qui est donc l'épreuve?... Et la patrie, et la perte de Moscou! qui sait? Demain peut-être je serai tué par un des nôtres, comme hier au soir j'aurais pu l'être par ce soldat qui a déchargé son fusil à mon oreille par inadvertance. Les Français viendront, qui me prendront par les pieds et par la tête, et me jetteront dans la fosse, pour que l'odeur de mon cadavre ne les écœure pas; puis la vie universelle continuera dans de nouvelles conditions, tout aussi naturelles que les anciennes, et je ne serai plus là pour en jouir!» Il regarda la rangée de bouleaux dont l'écorce blanche, se détachant sur leur teinte uniforme, brillait au soleil: «Eh bien, qu'on me tue demain! Que ce soit fini, et qu'il ne soit plus question de moi!» Il se représenta vivement la vie sans lui; ces bouleaux pleins d'ombre et de lumière, ces nuages moutonnant, les feux des bivouacs, tout prit soudain un aspect effrayant et menaçant. Un frisson le saisit, il se leva vivement et sortit du hangar pour marcher. Il entendit des voix.

«Qui est-là?» dit-il.

Timokhine, le capitaine au nez rouge, l'ancien chef de compagnie de Dologhow, devenu chef de bataillon par suite du manque d'officiers, s'approcha timidement, suivi de l'aide de camp et du caissier du régiment. Le prince André écouta leur rapport, leur donna ses instructions, et allait les congédier lorsqu'il entendit une voix connue.

«Que diable!» disait cette voix.

Le prince André se retourna, et aperçut Pierre, qui s'était heurté à une auge. Il éprouvait toujours un sentiment pénible à se retrouver avec les personnes qui lui rappelaient son passé; aussi la vue de Pierre, qui avait été si intimement mêlé au douloureux dénoûment de son dernier séjour à Moscou, en augmenta la violence.

«Ah! vous voilà! dit-il, par quel hasard? Je ne vous attendais certes pas!»

En prononçant ces paroles, ses yeux et sa figure prirent un air plus que sec, c'était comme de l'inimitié; Pierre le remarqua aussitôt, et l'empressement qu'il mettait à s'approcher du prince André se changea en embarras.

«Je suis venu... vous savez... enfin... je suis venu parce que c'est fort intéressant, répondit-il en répétant pour la centième fois de la journée la même phrase:—Je tenais à assister à une bataille!

—Ah! vraiment!... Et vos frères les francs-maçons, qu'en diront-ils? ajouta le prince André d'un air railleur.... Que fait-on à Moscou? Que font les miens? Y sont-ils enfin arrivés? ajouta-t-il plus sérieusement.

—Ils y sont, Julie Droubetzkoï me l'a dit; je suis allé aussitôt les voir, mais je les ai manqués, ils étaient partis pour votre terre.»

VII

Les officiers firent un mouvement pour se retirer, mais le prince André, ne désirant pas rester en tête-à-tête avec son ami, les retint en leur offrant un verre de thé. Ils examinaient curieusement la massive personne de Pierre, et écoutaient, sans broncher, ses récits sur Moscou et sur les positions de nos troupes, qu'il venait de visiter. Le prince André gardait le silence, et l'expression désagréable de sa physionomie portait Pierre à s'adresser de préférence au chef de bataillon Timokhine; celui-là l'écoutait avec bonhomie.

«Tu as donc compris la disposition de nos troupes? demanda le prince André, en l'interrompant tout à coup.

—Oui... c'est-à-dire autant qu'un civil peut comprendre ces choses-là.... J'en ai saisi le plan général.

—Eh bien, vous êtes plus avancé que qui que ce soit, dit en français le prince André.

—Ah! dit Pierre stupéfait en le regardant par-dessus ses lunettes. Mais alors que pensez-vous de la nomination de Koutouzow?

—Elle m'a fait plaisir, c'est tout ce que j'en puis dire.

—Et quelle est votre opinion sur Barclay de Tolly?... Dieu sait ce qu'on en dit à Moscou..., et ici, qu'en dit-on?

—Mais demandez-le à ces messieurs,» répondit le prince André.

Pierre se tourna vers Timokhine, de l'air souriant et interrogateur que chacun prenait involontairement en s'adressant au brave commandant.

«La lumière s'est faite, Excellence, lorsque Son Altesse a pris le commandement, répondit-il timidement en jetant des regards furtifs à son chef.

—Comment cela? demanda Pierre.

—Par exemple, le bois et le fourrage? Lorsque notre retraite a commencé après Svendziani, nous n'osions prendre nulle part ni foin ni fagots, et pourtant nous nous en allions.... Cela lui restait donc, à «lui», n'est-ce pas, Excellence? ajouta-t-il en s'adressant à «Son» prince.... Et gare à nous si nous le faisions! Deux officiers de notre régiment ont passé en jugement pour des histoires de ce genre; mais lorsque Son Altesse a été nommée commandant en chef, tout est devenu clair comme le jour!

—Mais alors pourquoi l'avait-on défendu?»

Timokhine, confus, ne savait comment répondre à cette question, que Pierre renouvela en la posant au prince André:

«Pour ne pas ruiner le pays qu'on laissait à l'ennemi, répondit André toujours d'un ton de raillerie. C'était une mesure extrêmement sage, car on ne saurait tolérer la maraude, et à Smolensk il a jugé aussi sainement que les Français pouvaient nous tourner, que leurs forces étaient supérieures en nombre aux nôtres.... Mais ce qu'il n'a pu comprendre, s'écria-t-il avec un éclat de voix involontaire, c'est que nous défendions là pour la première fois le sol russe, et que les troupes s'y battaient avec un élan que je ne leur avais jamais vu! Bien que nous eussions tenu vaillamment pendant deux jours, et que ce succès eût décuplé nos forces, il n'en a pas moins ordonné la retraite, et alors tous nos efforts et toutes nos pertes se sont trouvées inutiles!... Il ne pensait certes pas à trahir, il avait fait tout pour le mieux, il avait tout prévu: mais c'est justement pour cela qu'il ne vaut rien! Il ne vaut rien parce qu'il pense trop, et qu'il est trop minutieux, comme le sont tous les Allemands. Comment te dirai-je?... Admettons que ton père ait auprès de lui un domestique allemand, un excellent serviteur qui, dans son état normal de santé, lui rend plus de services que tu ne pourrais le faire.... Mais que ton père tombe malade, tu le renverras, et, de tes mains maladroites, tu soigneras ton père, et tu sauras mieux calmer ses douleurs qu'un étranger, quelque habile qu'il soit. C'est la même histoire avec Barclay; tant que la Russie se portait bien, un étranger pouvait la servir, mais, à l'heure du danger, il lui faut un homme de son sang! Chez vous, au club, n'avait-on pas inventé qu'il avait trahi? Eh bien, que résultera-t-il de toutes ces calomnies? On tombera dans l'excès opposé, on aura honte de cette odieuse imputation, et, pour la réparer, on en fera un héros, ce qui sera tout aussi injuste. C'est un Allemand brave et pédant... et rien de plus!

—Pourtant, dit Pierre, on le dit bon capitaine.

—Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit le prince André.

—Mais enfin, dit Pierre, un bon capitaine c'est celui qui ne laisse rien au hasard, c'est celui qui devine les projets de son adversaire...

—C'est impossible! s'écria le prince André, comme si cette question était résolue pour lui depuis longtemps. Pierre le regarda étonné.

—Pourtant, répliqua-t-il, la guerre ne ressemble-t-elle pas, dit-on, à une partie d'échecs?

—Avec cette petite différence, reprit le prince André, qu'aux échecs rien ne te presse, et que tu prends ton temps, tout à l'aise....