Et puis, le cavalier n'est-il pas toujours plus fort que le pion, et deux pions plus forts qu'un, tandis qu'à la guerre un bataillon est parfois plus fort qu'une division, et parfois plus faible qu'une compagnie? Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi: si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j'y serais resté, et j'aurais donné des ordres tout comme les autres; mais, au lieu de cela, tu le vois, j'ai l'honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d'eux! Le succès ne saurait être et n'a jamais été la conséquence, ni de la position, ni des armes, ni du nombre!
—De quoi donc alors? fit Pierre.
—Du sentiment qui est en moi, qui est en lui,—et il montra Timokhine,—qui est dans chaque soldat.»
Timokhine regarda avec stupeur son chef dont l'excitation contrastait singulièrement à cette heure avec sa réserve et son calme habituels. On sentait qu'il ne pouvait s'empêcher d'exprimer les pensées qui lui venaient en foule.
«La bataille est toujours gagnée par celui qui est fermement décidé à la gagner. Pourquoi avons-nous perdu celle d'Austerlitz? Nos pertes égalaient celles des Français, mais nous avons cru trop tôt à notre défaite, et nous y avons cru parce que nous ne tenions pas à nous battre là-bas, et que nous avions envie de quitter le champ de bataille. Nous avons perdu la partie; eh bien, fuyons, et nous avons fui! Si nous ne nous l'étions pas dit, Dieu sait ce qui serait arrivé, et demain nous ne le dirons pas! Tu m'assures que notre flanc gauche est faible, et que le flanc droit est trop étendu? C'est absurde, car cela n'a aucune importance; pense donc à ce qui nous attend demain! Des milliers de hasards imprévus, qui peuvent tout terminer en une seconde!... Parce que les nôtres ou les leurs auront fui! Parce qu'on aura tué celui-ci ou celui-là!... Quant à ce qui se fait aujourd'hui, c'est un jeu, et ceux avec lesquels tu as visité la position n'aident en rien à la marche des opérations; ils l'entravent au contraire, car ils n'ont absolument en vue que leurs intérêts personnels!
—Comment, dans le moment actuel? demanda Pierre.
—Le moment actuel, reprit le prince André, n'est pour eux que le moment où il sera plus facile de supplanter un rival et de recevoir une croix ou un nouveau cordon. Pour moi, je n'y vois qu'une chose: cent mille Russes et cent mille Français se rencontreront demain pour se battre: celui qui se battra le plus et se ménagera le moins sera vainqueur; je te dirai mieux: quoi qu'on fasse, quelque soit l'antagonisme de nos chefs, nous gagnerons la bataille demain!
—Voilà qui est la vérité, Excellence, la vraie vérité, murmura Timokhine, il n'y a pas à se ménager!... Croiriez-vous que les soldats de mon bataillon n'ont pas bu d'eau-de-vie...?» «Ce n'est pas un jour pour cela,» disent-ils.
Il se fit un silence.
Les officiers se levèrent et le prince André sortit avec eux pour donner à son aide de camp ses derniers ordres. Dans ce moment, on entendit à peu de distance le bruit de quelques chevaux qui arrivaient par le chemin. Le prince André, se tournant de ce côté, reconnut aussitôt Woltzogen et Klauzevitz, accompagnés d'un cosaque; ils passèrent si près d'eux, que Pierre et le prince André purent entendre qu'ils disaient en allemand:
«Il faut que la guerre s'étende, c'est la seule manière de faire!
—Oh oui! répondit l'autre, du moment que le but principal est d'affaiblir l'ennemi, que l'on perde plus ou moins d'hommes, cela ne signifie rien!
—Certainement, reprit la première voix.
—Ah oui! que la guerre s'étende! dit le prince André avec colère: c'est ainsi que mon père, ma sœur et mon fils ont été chassés par elle! Peu lui importe, à lui!... C'est bien ce que je te disais tout à l'heure: ce ne sont pas messieurs les Allemands qui gagneront la bataille, je te le jure; ils ne feront que brouiller les cartes autant que possible, parce que dans la tête de cet Allemand il n'y a qu'un tas de raisonnements, dont le meilleur ne vaut pas une coquille d'œuf, et que dans son cœur il n'a pas ce que possède Timokhine, et qui sera nécessaire demain. Ils lui ont livré toute l'Europe, à «lui», et ils sont venus nous donner des leçons!... Excellents professeurs, ma foi!
—Ainsi donc, vous croyez que nous gagnerons la bataille?
—Oui, répondit d'un air distrait le prince André. Il y a une chose seulement que je n'aurais pas permise, si j'avais pu l'empêcher: c'est de faire quartier. Pourquoi des prisonniers? C'est de la chevalerie! Les Français ont détruit ma maison, ils vont détruire Moscou: ce sont mes ennemis, ce sont des criminels! Timokhine et toute l'armée pensent de même; ils ne peuvent être nos amis, quoi qu'ils en aient dit, là-bas, à Tilsit!
—Oui, oui; s'écria Pierre, dont les yeux étincelaient, je suis tout à fait de votre avis!»
La question qui le troublait depuis la descente de Mojaïsk venait en effet de trouver sa solution claire et nette. Il comprit le sens et l'importance de la guerre, et de la bataille qui allait se livrer; tout ce qu'il avait vu dans la journée, l'expression grave et recueillie répandue sur les visages des soldats, cette chaleur patriotique latente, comme on dit en terme de physique, qui perçait chez chacun d'eux, lui furent expliquées, et il ne s'étonna plus du calme, de l'insouciance même avec lesquels on se préparait à mourir.
«Si l'on ne faisait pas de prisonniers, la guerre changerait de caractère et deviendrait, crois-moi, moins cruelle.... Mais nous n'avons fait que jouer à la guerre, voilà le tort: nous faisons les généreux, et cette générosité, cette sensiblerie sont celles d'une femmelette, qui se trouve mal à la vue d'un veau qu'on égorge: la vue du sang révolte sa bonté naturelle, mais que ce veau soit mis à une bonne sauce, et elle en mangera tout comme les autres. On nous parle des lois de la guerre, de chevalerie, de parlementaires, d'humanité envers les blessés... nous nous dupons mutuellement! On dévaste les foyers, on fait de faux assignats, on tue mon père, mes enfants: et l'on vient après ça nous parler des lois de la guerre, de la générosité envers l'ennemi? Pas de quartier aux blessés!... Les tuer sans merci et aller soi-même à la mort! Celui qui est arrivé comme moi à cette conviction, en passant par d'atroces souffrances...»
Le prince André, après avoir cru un moment qu'il lui serait indifférent de voir prendre Moscou, comme on avait pris Smolensk, s'arrêta tout à coup. Un spasme lui serra le gosier, il fit quelques pas en silence: ses yeux avaient un éclat fiévreux, et ses lèvres tremblaient lorsqu'il reprit la parole:
«S'il n'y avait pas de fausse générosité à la guerre, on ne la ferait que pour une raison sérieuse, et en sachant qu'on va à la mort; alors on ne se battrait pas sous prétexte que Paul Ivanovitch a offensé Michel Ivanovitch! Alors tous les Hessois et tous les Westphaliens que Napoléon traîne après lui ne seraient pas venus en Russie, et nous ne serions pas allés en Autriche et en Prusse sans savoir pourquoi. Il faut accepter l'effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité.... Assez de mensonges comme cela! Il faut la faire comme on doit la faire, ce n'est pas un jeu. Autrement elle n'est qu'un délassement à l'usage des oisifs et des frivoles. La classe des militaires est la plus honorable, et cependant à quelles extrémités n'en viennent-ils pas pour assurer leur triomphe? Quel est, en effet, le but de la guerre? l'assassinat! Ses moyens? l'espionnage, la trahison! Quel en est le mobile? le pillage et le vol pour l'approvisionnement des hommes!... C'est-à-dire le mensonge et la duplicité sous toutes les formes et sous le nom de ruses de guerre.... Quelle est la règle à laquelle se soumettent les militaires? À l'absence de toute liberté, c'est-à-dire à la discipline, qui couvre l'oisiveté, l'ignorance, la cruauté, la dépravation, l'ivrognerie, et cependant ils sont universellement respectés. Tous les souverains, excepté l'empereur de la Chine, portent l'uniforme militaire, et celui qui a tué le plus d'hommes reçoit la plus haute récompense!... Qu'il s'en rencontre, comme demain par exemple, des milliers qui s'estropient et se massacrent....
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