Pourtant, il examinait l’orteil gonflé, dont la peau luisante était d’un rouge sombre, passait au genou que l’inflammation envahissait, constatait au bord de l’oreille droite la présence d’une petite perle, dure et blanche.

– Mais, docteur, geignait le malade, vous ne pouvez me laisser souffrir ainsi !

Cazenove était devenu sérieux. Cette perle de matière tophacée l’intéressait, et il retrouvait sa foi, devant ce symptôme nouveau.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, je veux bien essayer des alcalins et des sels... elle devient chronique, évidemment.

Puis, il s’emporta.

– Aussi, c’est votre faute, vous ne suivez pas le régime que je vous ai indiqué... Jamais d’exercice, toujours échoué dans votre fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-ce pas ? Avouez que vous avez mangé quelque chose d’échauffant.

– Oh ! un petit peu de foie gras, confessa faiblement Chanteau.

Le médecin leva les deux bras, pour prendre les éléments à témoins. Cependant, il tira des flacons de sa grande redingote, se mit à préparer une potion. Comme traitement local, il se contenta d’envelopper le pied et le genou dans la ouate, qu’il maintint ensuite avec de la toile cirée. Et, quand il partit, ce fut à Pauline qu’il répéta ses recommandations : une cuillerée de la potion toutes les deux heures, autant d’eau de gruau que le malade en voudrait boire, et surtout une diète absolue.

– Si vous croyez qu’on pourra l’empêcher de manger ! dit madame Chanteau en reconduisant le docteur.

– Non, non, ma tante, il sera sage, tu verras, se permit d’affirmer Pauline. Je le ferai bien obéir.

Cazenove la regardait, amusé par son air réfléchi. Il la baisa de nouveau, sur les deux joues.

– Voilà une gamine qui est née pour les autres, déclara-t-il, avec le coup d’œil clair dont il portait ses diagnostics.

Chanteau hurla pendant huit jours. Le pied droit s’était pris, au moment où l’accès semblait terminé ; et les douleurs avaient reparu, avec un redoublement de violence. Toute la maison frémissait, Véronique s’enfermait au fond de sa cuisine pour ne pas entendre, madame Chanteau et Lazare eux-mêmes fuyaient parfois dehors, dans leur angoisse nerveuse. Seule, Pauline ne quitta pas la chambre, où elle devait encore lutter contre les coups de tête du malade, qui voulait à toute force manger une côtelette, criant qu’il avait faim, que le docteur Cazenove était un âne, puisqu’il ne savait seulement pas le guérir. La nuit surtout, le mal redoublait d’intensité. Elle dormait à peine deux ou trois heures. Du reste, elle était gaillarde, jamais fillette n’avait poussé plus sainement. Madame Chanteau, soulagée, avait fini par accepter cette aide d’une enfant qui apaisait la maison. Enfin, la convalescence arriva, Pauline reprit sa liberté, et une étroite camaraderie se noua entre elle et Lazare.

D’abord, ce fut dans la grande chambre du jeune homme. Il avait fait abattre une cloison, il occupait ainsi toute une moitié du second étage. Un petit lit de fer se perdait dans un coin, derrière un antique paravent crevé. Contre un mur, sur des planches de bois blanc, étaient rangés un millier de volumes, des livres classiques, des ouvrages dépareillés, découverts au fond d’un grenier de Caen et apportés à Bonneville. Près de la fenêtre, une vieille armoire normande, immense, débordait d’un fouillis d’objets extraordinaires, des échantillons de minéralogie, des outils hors d’usage, des jouets d’enfant éventrés. Et il y avait encore le piano, surmonté d’une paire de fleurets et d’un masque d’escrime, sans compter l’énorme table du milieu, une ancienne table à dessiner, très haute, encombrée de papiers, d’images, de pots à tabac, de pipes, et où il était difficile de trouver une place large comme la main pour écrire.

Pauline, lâchée dans ce désordre, fut ravie. Elle mit un mois à explorer la pièce ; et c’était chaque jour des découvertes nouvelles, un Robinson avec des gravures trouvé dans la bibliothèque, un polichinelle repêché sous l’armoire. Aussitôt levée, elle sautait de sa chambre chez son cousin, s’installait, remontait l’après-midi, vivait là. Lazare, dès le premier jour, l’avait acceptée comme un garçon, un frère cadet, de neuf ans plus jeune que lui, mais si gai, si drôle, avec ses grands yeux intelligents, qu’il ne se gênait plus, fumait sa pipe, lisait renversé sur une chaise, les pieds en l’air, écrivait de longues lettres, où il glissait des fleurs. Seulement, le camarade devenait parfois d’une turbulence terrible. Brusquement, elle grimpait sur la table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paravent crevé. Un matin, comme il se tournait en ne l’entendant plus, il l’aperçut, le visage couvert du masque d’escrime, un fleuret à la main, saluant le vide. Et, s’il lui criait d’abord de rester tranquille, s’il la menaçait de la mettre dehors, cela se terminait d’habitude par d’effrayantes parties à deux, des gambades de chèvre au milieu de la chambre bouleversée.