Depuis son départ de Paris, la mer était sa préoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait de questionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaque coteau, si la mer n’était pas derrière ces montagnes. Enfin, sur la plage d’Arromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis, le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches à Bonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors du cabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et, maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, comme une chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait en prendre possession.

La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait. C’était une écume blanche toujours élargie, une succession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont l’approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonneville désert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques, abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La pluie noyait le village d’un brouillard fumeux, seule l’église se découpait encore nettement, dans un coin blême des nuées.

Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveau gonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout son souffle parut sortir de ses lèvres.

– Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare, qui était venu se placer derrière elle.

Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuis qu’elle était là, une timidité de grand garçon gauche.

– Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner la tête.

Il allait la tutoyer, il se reprit.

– Ça ne vous effraie pas ?

Alors, elle le regarda, l’air étonné.

– Non, pourquoi ?... Bien sûr que l’eau ne montera pas jusqu’ici.

– Eh ! on n’en sait rien, dit-il, cédant à un besoin de se moquer d’elle. Des fois, l’eau passe par-dessus l’église.

Mais elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi, c’était une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté d’une personne de raison que l’absurde met en joie. Et ce fut elle qui tutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains, comme pour jouer.

– Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête !... Est-ce que tu resterais ici, si l’eau passait par-dessus l’église ?

Lazare riait à son tour, serrait les mains de l’enfant, tous deux désormais bons camarades. Justement, madame Chanteau rentra au milieu de ces éclats joyeux. Elle parut heureuse, elle dit, en s’essuyant les mains :

– La connaissance est faite... Je savais bien que vous vous entendriez ensemble.

– Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout sur le seuil de la cuisine.

– Oui, oui, ma fille... Seulement, tu ferais mieux d’allumer d’abord la lampe. On n’y voit plus.

La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à manger obscure n’était plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Ce fut encore un retard. Enfin, la bonne baissa la suspension, le couvert apparut sous le rond de clarté vive. Et tout le monde était assis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa tante, lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité de vieille femme maigre, qui ne pouvait rester en place.

– Où est mon sac ?... Attends, ma chérie, je vais te donner ta timbale... Ôte le verre, Véronique. Elle est habituée à sa timbale, cette enfant.

Elle avait sorti une timbale d’argent, déjà bossuée, qu’elle essuya avec sa serviette, et qu’elle posa devant Pauline. Puis, elle garda son sac derrière elle, sur une chaise. La bonne servait un potage au vermicelle, en avertissant de son air maussade qu’il était beaucoup trop cuit. Personne n’osa se plaindre : on avait grand-faim, le bouillon sifflait dans les cuillers.