Ensuite, vint le bouilli. Chanteau, très gourmand, y toucha à peine, se réservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut sur la table, Il y eut une protestation générale. C’était du cuir desséché. On ne pouvait manger ça.
– Pardi ! je le sais bien, dit tranquillement Véronique. Fallait pas faire attendre !
Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux et l’avalait tout de même. Quant à Lazare, il ne savait jamais ce qu’il avait sur son assiette, il aurait englouti des tranches de pain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau regardait le gigot d’un œil morne.
– Et avec ça, Véronique, qu’est-ce que tu as ?
– Des pommes de terre sautées, monsieur.
Il fit un geste de désespoir, en s’abandonnant dans son fauteuil. La bonne reprit :
– Si Monsieur veut que je rapporte le bœuf ?
Mais il refusa d’un branle mélancolique de la tête. Autant du pain que du bouilli. Ah ! mon Dieu ! quel dîner ! Jusqu’au mauvais temps qui avait empêché d’avoir du poisson ! Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié.
– Mon pauvre ami, dit-elle tout d’un coup, tu me fais de la peine... J’avais là un cadeau pour demain ; mais, puisqu’il y a famine, ce soir...
– Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine de foie gras. Les yeux de Chanteau s’allumèrent. Du foie gras ! du fruit défendu ! une friandise adorée que son médecin lui interdisait absolument !
– Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne t’en permets qu’une tartine... Sois raisonnable, ou tu n’en auras jamais plus.
Il avait saisi la terrine, il se servait d’une main tremblante. Souvent, de terribles combats se livraient ainsi entre sa terreur d’un accès et la violence de sa gourmandise ; et, presque toujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis ! c’était trop bon, il souffrirait !
Véronique, qui l’avait regardé se tailler une large tranche, retourna dans sa cuisine, en murmurant :
– Ah bien ! ce que Monsieur gueulera !
Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtres l’avaient accepté, tant elle le disait d’une façon simple. Monsieur gueulait, quand il avait une crise ; et c’était tellement ça, qu’on ne songeait point à la rappeler au respect.
La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta la terrine des mains de son père. Mais, lorsque le dessert parut, un fromage de Pont-l’Évêque et des biscuits, la grande joie fut une brusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait dormi quelque part, sous la table. L’arrivée des biscuits venait de l’éveiller, il semblait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs, à ce moment précis, il se secouait, il faisait sa ronde, guettant les cœurs sur les visages. D’habitude, c’était Lazare qui se laissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là, Mathieu, à son deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bons yeux humains ; puis, devinant une grande amie des bêtes et des gens, il posa sa tête énorme sur le petit genou de l’enfant, sans la quitter de ses regards pleins de tendres supplications.
– Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau. Doucement, Mathieu ! veux-tu bien ne pas te jeter si fort sur la nourriture !
Le chien, d’un coup de gosier, avait bu le morceau de biscuit que Pauline lui tendait ; et il replaçait sa tête sur le petit genou, il demandait un autre morceau, les yeux toujours dans les yeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait bien drôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur l’œil gauche, la seule tache qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés. Mais il y eut un incident : la Minouche, jalouse, venait de sauter légèrement au bord de la table ; et, ronronnante, l’échine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait de grands coups de tête dans le menton de l’enfant. C’était sa façon de se caresser, on sentait son nez froid et l’effleurement de ses dents pointues, tandis quelle dansait sur ses pattes, comme un mitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée, entre les deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie par eux, exploitée indignement, jusqu’à leur distribuer tout son dessert.
– Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisseront rien.
– Qu’est-ce que ça fait ? répondit-elle simplement, dans son bonheur de se dépouiller.
On avait fini. Véronique ôtait le couvert.
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