Si seulement mes cheveux consentaient à changer de
couleur, ça serait une belle planque pour moi !
– Quoi ? quoi ? qu’est-ce que tu veux dire ?… demandai je.
Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi ; et
comme les affaires viennent à mon bureau sans que j’aie besoin
d’aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant
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que j’aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas
très au courant de ce qui se passe à l’extérieur, mais je suis
toujours content d’avoir des nouvelles.
– Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins ? interroge
Spaulding en écarquillant les yeux.
– Jamais !
– Eh bien ! ça m’épate ! En tout cas, vous pourriez obtenir
l’un des postes vacants.
– Et qu’est-ce que ça me rapporterait ?
– Oh ! pas loin de deux cents livres par an ! Et le travail est
facile : il n’empêche personne de s’occuper en même temps
d’autre chose.”
« Bon. Vous devinez que je dresse l’oreille ; d’autant plus que
depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents
livres de plus ? cela m’arrangerait bien !
“Vide ton sac ! dis je à mon commis.
– Voilà… (il me montre le journal et l’annonce). Vous voyez
bien qu’à la Ligue, il y a un poste vacant ; ils donnent même
l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue
des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom
d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies : il avait
des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins ; quand il
mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à des
curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de
tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu dire, on
gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.
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– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se
présenter ?
– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job
qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a
démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner
sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a
raconté qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux
d’un roux trop clair ou trop foncé ; il faut avoir des cheveux
vraiment rouges : rouges flamboyants, ardents, brûlants ! Après
tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous
présenter ? Vous n’avez qu’à y aller : toute la question est de
savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le
dérangement d’une promenade.”
« C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre
compte : j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il m’a
donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais
autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding
paraissait si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile :
alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de
venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un
commis : nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse
indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un
spectacle pareil, monsieur Holmes ! Venus du nord, du sud, de
l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de
roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet
Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un
chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite
annonce déplacerait tant de gens ! Toutes les nuances étaient
représentées : jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais,
argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison : il n’y en avait
pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et
flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais volontiers
renoncé ; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se
débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule
et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au bureau, je ne
saurais le dire ! Dans l’escalier, le flot des gens qui montaient
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pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient
blackboulés ; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau.
– C’est une aventure passionnante ! déclara Holmes tandis
que son client s’interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l’aide
d’une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit.
Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’intéressez !
– Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se
composait de deux chaises de bois et d’une table en sapin ;
derrière cette table était assis un petit homme ; il était encore plus
rouquin que moi. A chaque candidat qui défilait devant lui, il
adressait quelques paroles, mais il s’arrangeait toujours pour
trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait
pas du tout à la portée de n’importe qui, à cette ligue ! Pourtant,
quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil plus
chaleureux qu’aux autres.
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