La Main Gauche

La Main Gauche
Guy de Maupassant
Publication: 1889
Catégorie(s): Fiction, Nouvelles
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos
Maupassant:
Henri René Albert Guy de Maupassant (5 August 1850 – 6 July
1893) was a popular 19th-century French writer. He is one of the
fathers of the modern short story. A protege of Flaubert,
Maupassant's short stories are characterized by their economy of
style and their efficient effortless dénouement. He also wrote six
short novels. A number of his stories often denote the futility of
war and the innocent civilians who get crushed in it - many are set
during the Franco-Prussian War of the 1870s.
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Maupassant:
Bel Ami
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Le Horla
(1887)
Contes divers 1875
- 1880 (1880)
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Suif (1880)
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Bécasse (1883)
Une Vie
(1883)
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Jean (1888)
Contes divers
1883 (1883)
Clair de
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Contes divers
1882 (1882)
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Chapitre 1
Allouma
1.
Un de mes amis m’avait dit : Si tu passes par hasard aux
environs de Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage, en Algérie, va donc
voir mon ancien camarade Auballe, qui est colon là-bas.
J’avais oublié le nom d’Auballe et le nom d’Ebbaba, et je ne
songeais guère à ce colon, quand j’arrivai chez lui, par pur
hasard.
Depuis un mois, je rôdais à pied par toute cette région
magnifique qui s’étend d’Alger à Cherchell, Orléansville et Tiaret.
Elle est en même temps boisée et nue, grande et intime. On
rencontre, entre deux monts, des forêts de pins profondes en des
vallées étroites où roulent des torrents en hiver. Des arbres
énormes tombés sur le ravin servent de pont aux Arabes, et aussi
aux lianes qui s’enroulent aux troncs morts et les parent d’une vie
nouvelle. Il y a des creux, en des plis inconnus de montagne, d’une
beauté terrifiante, et des bords de ruisselets, plats et couverts
de lauriers-roses, d’une inimaginable grâce.
Mais ce qui m’a laissé au cœur les plus chers souvenirs en cette
excursion, ce sont les marches de l’après-midi le long des chemins
un peu boisés sur ces ondulations de côtes d’où l’on domine un
immense pays onduleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu’à la
chaîne de l’Ouarsenis qui porte sur ses faîtes la forêt de cèdres
de Teniet-el-Haad.
Ce jour-là je m’égarai. Je venais de gravir un sommet, d’où
j’avais aperçu, au-dessus d’une série de collines, la longue plaine
de la Mitidja, puis par-derrière, sur la crête d’une autre chaîne,
dans un lointain presque invisible, l’étrange monument qu’on nomme
le Tombeau de la Chrétienne, sépulture d’une famille de rois de
Mauritanie, dit-on. Je redescendais, allant vers le Sud, découvrant
devant moi jusqu’aux cimes dressées sur le ciel clair, au seuil du
désert, une contrée bosselée, soulevée et fauve, fauve comme si
toutes ces collines étaient recouvertes de peaux de lion cousues
ensemble. Quelquefois, au milieu d’elles, une bosse plus haute se
dressait, pointue et jaune, pareille au dos broussailleux d’un
chameau.
J’allais à pas rapides, léger comme on l’est en suivant les
sentiers tortueux sur les pentes d’une montagne. Rien ne pèse, en
ces courses alertes dans l’air vif des hauteurs, rien ne pèse, ni
le corps, ni le cœur, ni les pensées, ni même les soucis. Je
n’avais plus rien en moi, ce jour-là, de tout ce qui écrase et
torture notre vie, rien que la joie de cette descente. Au loin,
j’apercevais des campements arabes, tentes brunes, pointues,
accrochées au sol comme les coquilles de mer sur les rochers, ou
bien des gourbis, huttes de branches d’où sortait une fumée grise.
Des formes blanches, hommes ou femmes, erraient autour à pas
lents ; et les clochettes des troupeaux tintaient vaguement
dans l’air du soir.
Les arbousiers sur ma route se penchaient, étrangement chargés
de leurs fruits de pourpre qu’ils répandaient dans le chemin. Ils
avaient l’air d’arbres martyrs d’où coulait une sueur sanglante,
car au bout de chaque branchette pendait une graine rouge comme une
goutte de sang.
Le sol, autour d’eux, était couvert de cette pluie suppliciale,
et le pied écrasant les arbouses laissait par terre des traces de
meurtre. Parfois, d’un bond, en passant, je cueillais les plus
mûres pour les manger.
Tous les vallons à présent se remplissaient d’une vapeur blonde
qui s’élevait lentement comme la buée des flancs d’un bœuf ;
et sur la chaîne des monts qui fermaient l’horizon, à la frontière
du Sahara, flamboyait un ciel de Missel. De longues traînées d’or
alternaient avec des traînées de sang – encore du sang ! du
sang et de l’or, toute l’histoire humaine – et parfois entre elles
s’ouvrait une trouée mince sur un azur verdâtre, infiniment
lointain comme le rêve.
Oh ! que j’étais loin, que j’étais loin de toutes les
choses et de toutes les gens dont on s’occupe autour des
boulevards, loin de moi-même aussi, devenu une sorte d’être errant,
sans conscience et sans pensée, un œil qui passe, qui voit, qui
aime voir, loin encore de ma route à laquelle je ne songeais plus,
car aux approches de la nuit je m’aperçus que j’étais perdu.
L’ombre tombait sur la terre comme une averse de ténèbres, et je
ne découvrais rien devant moi que la montagne à perte de vue. Des
tentes apparurent dans un vallon, j’y descendis et j’essayai de
faire comprendre au premier Arabe rencontré la direction que je
cherchais.
M’a-t-il deviné ? je l’ignore ; mais il me répondit
longtemps, et moi je ne compris rien. J’allais, par désespoir, me
décider à passer la nuit, roulé dans un tapis, auprès du campement,
quand je crus reconnaître, parmi les mots bizarres qui sortaient de
sa bouche, celui de Bordj-Ebbaba.
Je répétai : – Bordj-Ebbaba. – Oui, oui.
Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit à marcher,
je le suivis. Oh ! je suivis longtemps, dans la nuit profonde,
ce fantôme pâle qui courait pieds nus devant moi par les sentiers
pierreux où je trébuchais sans cesse.
Soudain une lumière brilla. Nous arrivions devant la porte d’une
maison blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenêtres
extérieures. Je frappai, des chiens hurlèrent au-dedans. Une voix
française demanda : « Qui est là ? »
Je répondis :
– Est-ce ici que demeure M. Auballe ?
– Oui.
On m’ouvrit, j’étais en face de M. Auballe lui-même, un grand
garçon blond, en savates, pipe à la bouche, avec l’air d’un hercule
bon enfant.
Je me nommai ; il tendit ses deux mains en disant : « Vous
êtes chez vous, monsieur. »
Un quart d’heure plus tard je dînais avidement en face de mon
hôte qui continuait à fumer.
Je savais son histoire. Après avoir mangé beaucoup d’argent avec
les femmes, il avait placé son reste en terres algériennes, et
planté des vignes.
Les vignes marchaient bien ; il était heureux, et il avait
en effet l’air calme d’un homme satisfait. Je ne pouvais comprendre
comment ce Parisien, ce fêteur, avait pu s’accoutumer à cette vie
monotone, dans cette solitude, et je l’interrogeai.
– Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
– Depuis neuf ans.
– Et vous n’avez pas d’atroces tristesses ?
– Non, on se fait à ce pays, et puis on finit par l’aimer.
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