Vous
ne sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petits
instincts animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachons
d’abord par nos organes à qui il donne des satisfactions secrètes
que nous ne raisonnons pas. L’air et le climat font la conquête de
notre chair, malgré nous, et la lumière gaie dont il est inondé
tient l’esprit clair et content, à peu de frais. Elle entre en nous
à flots, sans cesse, par les yeux, et on dirait vraiment qu’elle
lave tous les coins sombres de l’âme.
– Mais les femmes ?
– Ah !… ça manque un peu !
– Un peu seulement ?
– Mon Dieu, oui… un peu. Car on trouve toujours, même dans les
tribus, des indigènes complaisants qui pensent aux nuits du
Roumi.
Il se tourna vers l’Arabe qui me servait, un grand garçon brun
dont l’œil noir luisait sous le turban, et il lui dit :
– Va-t’en, Mohammed, je t’appellerai quand j’aurai besoin de
toi.
Puis, à moi :
– Il comprend le français et je vais vous conter une histoire où
il joue un grand rôle.
L’homme étant parti, il commença :
– J’étais ici depuis quatre ans environ, encore peu installé, à
tous égards, dans ce pays dont je commençais à balbutier la langue,
et obligé pour ne pas rompre tout à fait avec des passions qui
m’ont été fatales d’ailleurs, de faire à Alger un voyage de
quelques jours, de temps en temps.
J’avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifié, à
quelques centaines de mètres du campement indigène dont j’emploie
les hommes à mes cultures. Dans cette tribu, fraction des
Oulad-Taadja, je choisis en arrivant, pour mon service particulier,
un grand garçon, celui que vous venez de voir, Mohammed ben
Lam’har, qui me fut bientôt extrêmement dévoué. Comme il ne voulait
pas coucher dans une maison dont il n’avait point l’habitude, il
dressa sa tente à quelques pas de la porte, afin que je pusse
l’appeler de ma fenêtre.
Ma vie, vous la devinez ? Tout le jour, je suivais les
défrichements et les plantations, je chassais un peu, j’allais
dîner avec les officiers des postes voisins, ou bien ils venaient
dîner chez moi.
Quant aux… plaisirs – je vous les ai dits. Alger m’offrait les
plus raffinés ; et de temps en temps, un Arabe complaisant et
compatissant m’arrêtait au milieu d’une promenade pour me proposer
d’amener chez moi, à la nuit, une femme de tribu. J’acceptais
quelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte des
ennuis que cela pouvait me créer.
Et, un soir, en rentrant d’une tournée dans les terres, au
commencement de l’été, ayant besoin de Mohammed, j’entrai dans sa
tente sans l’appeler. Cela m’arrivait à tout moment.
Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du
Djebel-Amour, épais et doux comme des matelas, une femme, une
fille, presque nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux. Son
corps blanc, d’une blancheur luisante sous le jet de lumière de la
toile soulevée, m’apparut comme un des plus parfaits échantillons
de la race humaine que j’eusse vus. Les femmes sont belles par ici,
grandes, et d’une rare harmonie de traits et de lignes.
Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et je
rentrai chez moi.
J’aime les femmes ! L’éclair de cette vision m’avait
traversé et brûlé, ranimant en mes veines la vieille ardeur
redoutable à qui je dois d’être ici. Il faisait chaud, c’était en
juillet, et je passai presque toute la nuit à ma fenêtre, les yeux
sur la tache sombre que faisait à terre la tente de Mohammed.
Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardai
bien en face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable.
Devinait-il ce que je savais ?
Je lui demandai brusquement :
– Tu es donc marié, Mohammed ?
Je le vis rougir et il balbutia :
– Non, moussié !
Je le forçais à parler français et à me donner des leçons
d’arabe, ce qui produisait souvent une langue intermédiaire des
plus incohérentes.
Je repris :
– Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi ?
Il murmura :
– Il est du Sud.
– Ah ! elle est du Sud. Cela ne m’explique pas comment elle
se trouve sous ta tente.
Sans répondre à ma question, il reprit :
– Il est très joli.
– Ah ! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevras
comme ça une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faire
entrer dans mon gourbi et non dans le tien. Tu entends,
Mohammed ?
Il répondit avec un grand sérieux :
– Oui, moussié.
J’avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l’émotion
agressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapis
rouge ; et, en rentrant, à l’heure du dîner, j’eus une forte
envie de traverser de nouveau la tente de Mohammed. Durant la
soirée, il fit son service comme toujours, tournant autour de moi
avec sa figure impassible, et je faillis plusieurs fois lui
demander s’il allait garder longtemps sous son toit de poil de
chameau cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.
Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, qui
est tenace comme l’instinct de chasse chez les chiens, je sortis
pour prendre l’air et pour rôder un peu dans les environs du cône
de toile brune à travers laquelle j’apercevais le point brillant
d’une lumière.
Puis je m’éloignai, pour n’être pas surpris par Mohammed dans
les environs de son logis.
En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil à
lui, sous sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, je
pénétrai dans le bordj où couchaient, comme moi, mon intendant,
deux laboureurs de France et une vieille cuisinière cueillie à
Alger.
Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filet
de clarté sous ma porte. Je l’ouvris, et j’aperçus en face de moi,
assise sur une chaise de paille à côté de la table où brûlait une
bougie, une fille au visage d’idole, qui semblait m’attendre avec
tranquillité, parée de tous les bibelots d’argent que les femmes du
Sud portent aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur le
ventre. Ses yeux agrandis par le khôl jetaient sur moi un large
regard ; et quatre petits signes bleus finement tatoués sur la
chair étoilaient son front, ses joues et son menton. Ses bras,
chargés d’anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait,
tombant des épaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elle
était vêtue.
En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi debout,
couverte de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fière
soumission.
– Que fais-tu ici ? lui dis-je en arabe.
– J’y suis parce qu’on m’a ordonné de venir.
– Qui te l’a ordonné ?
– Mohammed.
– C’est bon. Assieds-toi.
Elle s’assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle,
l’examinant.
La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale,
mais mystique comme celle d’un Bouddha. Les lèvres, fortes et
colorées d’une sorte de floraison rouge qu’on retrouvait ailleurs
sur son corps, indiquaient un léger mélange de sang noir, bien que
les mains et les bras fussent d’une blancheur irréprochable.
J’hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus.
Pour gagner du temps et me donner le loisir de la réflexion, je lui
posai d’autres questions, sur son origine, son arrivée dans ce pays
et ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne répondit qu’à celles
qui m’intéressaient le moins et il me fut impossible de savoir
pourquoi elle était venue, dans quelle intention, sur quel ordre,
depuis quand, ni ce qui s’était passé entre elle et mon
serviteur.
Comme j’allais lui dire : « Retourne sous la tente de Mohammed
», elle me devina peut-être, se dressa brusquement et levant ses
deux bras découverts dont tous les bracelets sonores glissèrent
ensemble vers ses épaules, elle croisa ses mains derrière mon cou
en m’attirant avec un air de volonté suppliante et
irrésistible.
Ses yeux, allumés par le désir de séduire, par ce besoin de
vaincre l’homme qui rend fascinant comme celui des félins le regard
impur des femmes, m’appelaient, m’enchaînaient, m’ôtaient toute
force de résistance, me soulevaient d’une ardeur impétueuse. Ce fut
une lutte courte, sans paroles, violente, entre les prunelles
seules, l’éternelle lutte entre les deux brutes humaines, le mâle
et la femelle, où le mâle est toujours vaincu.
Ses mains, derrière ma tête, m’attiraient d’une pression lente,
grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers le
sourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain les
miennes en enlaçant ce corps presque nu et chargé d’anneaux
d’argent qui tintèrent, de la gorge aux pieds, sous mon
étreinte.
Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec des
airs, des mouvements, des grâces et une sorte d’odeur de gazelle,
qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue,
étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques.
Bientôt… je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches du
matin, je la voulus renvoyer, pensant qu’elle s’en irait ainsi
qu’elle était venue, et ne me demandant pas encore ce que je ferais
d’elle, ou ce qu’elle ferait de moi.
Mais dès qu’elle eut compris mon intention, elle murmura :
– Si tu me chasses, où veux-tu que j’aille maintenant ? Il
faudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi me
coucher sur le tapis, au pied de ton lit.
Que pouvais-je répondre ? Que pouvais-je faire ? Je
pensai que Mohammed, sans doute, regardait à son tour la fenêtre
éclairée de ma chambre ; et des questions de toute nature, que
je ne m’étais point posées dans le trouble des premiers instants,
se formulèrent nettement.
– Reste ici, dis-je, nous allons causer.
Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette fille
avait été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j’en ferais
une sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, à
la façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairait
plus, il serait toujours facile de m’en défaire d’une façon
quelconque, car ces créatures-là, sur le sol africain, nous
appartenaient presque corps et âme.
Je lui dis :
– Je veux bien être bon pour toi. Je te traiterai de façon à ce
que tu ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es,
et d’où tu viens.
Elle comprit qu’il fallait parler et me conta son histoire, ou
plutôt une histoire, car elle dut mentir d’un bout à l’autre, comme
mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.
C’est là un des signes les plus surprenants et les plus
incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommes
en qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux,
jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entière
et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de
la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les
moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires.
Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore.
1 comment