Il ne pouvait s’empêcher,
chaque fois que s’ouvraient les portes de la caserne, de s’en
revenir au quai comme s’il s’était senti tiré par une envie.
Or une fois, s’étant arrêté presque en extase devant un araraca
monstrueux qui gonflait ses plumes, s’inclinait, se redressait,
semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, il
vit s’ouvrir la porte d’un petit café attenant à la boutique du
marchand d’oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d’un foulard
rouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sable
de l’établissement.
L’attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l’animal et
la femme, et il n’aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtres
il contemplait avec le plus d’étonnement et de plaisir.
La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, leva
les yeux, et demeura à son tour éblouie devant l’uniforme du
soldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans les
mains comme si elle lui eût porté les armes, tandis que l’araraca
continuait à s’incliner. Or le troupier au bout de quelques
instants fut gêné par cette attention, et il s’en alla à petits
pas, pour n’avoir point l’air de battre en retraite.
Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le café des
Colonies, et souvent il perçut à travers les vitres la petite bonne
à peau noire qui servait des bocks ou de l’eau-de-vie aux matelots
du port. Souvent aussi elle sortait en l’apercevant ; bientôt,
même, sans s’être jamais parlé, ils se sourirent comme des
connaissances ; et Boitelle se sentait le cœur remué, en
voyant luire tout à coup, entre les lèvres sombres de la fille, la
ligne éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut tout
surpris en constatant qu’elle parlait français comme tout le monde.
La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre,
demeura, dans le souvenir du troupier, mémorablement
délicieuse ; et il prit l’habitude de venir absorber, en ce
petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui
permettait sa bourse.
C’était pour lui une fête, un bonheur auquel il pensait sans
cesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelque
chose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus claires
que les yeux. Au bout de deux mois de fréquentation, ils devinrent
tout à fait bons amis, et Boitelle, après le premier étonnement de
voir que les idées de cette négresse étaient pareilles aux bonnes
idées des filles du pays, qu’elle respectait l’économie, le
travail, la religion et la conduite, l’en aima davantage, s’éprit
d’elle au point de vouloir l’épouser.
Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avait
d’ailleurs quelque argent, laissé par une marchande d’huîtres, qui
l’avait recueillie, quand elle fut déposée sur le quai du Havre par
un capitaine américain. Ce capitaine l’avait trouvée âgée d’environ
six ans, blottie sur des balles de coton dans la cale de son
navire, quelques heures après son départ de New-York. Venant au
Havre, il y abandonna aux soins de cette écaillère apitoyée ce
petit animal noir caché à son bord, il ne savait pas par qui ni
comment. La vendeuse d’huîtres étant morte, la jeune négresse
devint bonne au café des Colonies.
Antoine Boitelle ajouta :
– Ça se fera si les parents ne s’y opposent point. J’irai jamais
contre eux, t’entends ben, jamais ! Je vas leur en toucher
deux mots à la première fois que je retourne au pays.
La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures
de permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une
petite ferme à Tourteville, près d’Yvetot.
Il attendit la fin du repas, l’heure où le café baptisé
d’eau-de-vie rendait les cœurs plus ouverts, pour informer ses
ascendants qu’il avait trouvé une fille répondant si bien à ses
goûts, à tous ses goûts, qu’il ne devait pas en exister une autre
sur la terre pour lui convenir aussi parfaitement.
Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, et
demandèrent des explications. Il ne cacha rien d’ailleurs que la
couleur de son teint.
C’était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe,
propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-là
valaient mieux que de l’argent aux mains d’une mauvaise ménagère.
Elle avait quelques sous d’ailleurs, laissés par une femme qui
l’avait élevée, quelques gros sous, presque une petite dot, quinze
cents francs à la caisse d’épargne. Les vieux, conquis par ses
discours, confiants d’ailleurs dans son jugement, cédaient peu à
peu, quand il arriva au point délicat. Riant d’un rire un peu
contraint :
– Il n’y a qu’une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier.
Elle n’est brin blanche.
Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec
beaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu’elle
appartenait à la race sombre dont ils n’avaient vu échantillons que
sur les images d’Épinal.
Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s’il leur
avait proposé une union avec le Diable.
La mère disait : – Noire ? Combien qu’elle l’est. C’est-il
partout ?
Il répondait : – Pour sûr : Partout, comme t’es blanche partout,
té !
Le père reprenait : – Noire ? C’est-il noir autant que le
chaudron ?
Le fils répondait : – Pt’être ben un p’tieu moins ! C’est
noire, mais point noire à dégoûter. La robe à m’sieu l’curé est ben
noire, et alle n’est pas plus laide qu’un surplis qu’est blanc.
Le père disait : – Y en a-t-il de pu noires qu’elle dans son
pays ?
Et le fils, convaincu, s’écriait :
– Pour sûr !
Mais le bonhomme remuait la tête.
– Ça doit être déplaisant ?
Et le fils :
– C’est point pu déplaisant qu’aut’chose, vu qu’on s’y fait en
rin de temps.
La mère demandait :
– Ça ne salit point le linge plus que d’autres, ces
piaux-là ?
– Pas plus que la tienne, vu que c’est sa couleur.
Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que les
parents verraient cette fille avant de rien décider et que le
garçon, dont le service allait finir l’autre mois, l’amènerait à la
maison afin qu’on pût l’examiner et décider en causant si elle
n’était pas trop foncée pour entrer dans la famille Boitelle.
Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de sa
libération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.
Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux
ses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient le
jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu’elle avait l’air pavoisée
pour une fête nationale.
Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, et
Boitelle était fier de donner le bras à une personne qui commandait
ainsi l’attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elle
prit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise aux
paysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leurs
banquettes pour l’examiner par-dessus la cloison de bois qui
divisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit à
crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa
mère.
Tout alla bien cependant jusqu’à la gare d’arrivée. Mais lorsque
le train ralentit sa marche en approchant d’Yvetot, Antoine se
sentit mal à l’aise, comme au moment d’une inspection quand il ne
savait pas sa théorie Puis, s’étant penché à la portière, il
reconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à la
carriole, et sa mère venue jusqu’au treillage qui maintenait les
curieux.
Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et,
droit, comme s’il escortait un général, il se dirigea vers sa
famille.
La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée en
compagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu’elle
n’en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenir
le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la
négresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange de
revoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère,
bécota le père malgré l’effroi du bidet, puis se tournant vers sa
compagne que les passants ébaubis considéraient en s’arrêtant, il
s’expliqua.
– La v’là ! J’vous avais ben dit qu’à première vue alle est
un brin détournante, mais sitôt qu’on la connaît, vrai de vrai, y a
rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’à ne
s’émeuve point.
Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison,
fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquette
en murmurant : « J’vous la souhaite à vot’désir. » Puis sans
s’attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur
des chaises qui les faisaient sauter en l’air à chaque cahot de la
route, et les deux hommes par devant, sur la banquette.
Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de
caserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin,
en glissant des coups d’œil de fouine, la négresse dont le front et
les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien
cirées.
Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.
– Eh bien, dit-il, on ne cause pas ?
– Faut le temps, répondit la vieille.
Il reprit :
– Allons, raconte à la p’tite l’histoire des huit œufs de ta
poule.
C’était une farce célèbre dans la famille. Mais comme la mère se
taisait toujours, paralysée par l’émotion, il prit lui-même la
parole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Le
père, qui la savait par cœur, se dérida aux premiers mots ; sa
femme bientôt suivit l’exemple, et la négresse elle-même, au
passage le plus drôle, partit tout à coup d’un tel rire, d’un rire
si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petit
temps de galop.
La connaissance était faite. On causa.
À peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu’il
eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu’elle
aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné à
prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la
porte, et demanda, le cœur battant :
– Eh ben, quéque vous dites ?
Le père se tut. La mère plus hardie déclara :
– Alle est trop noire ! Non, vrai, c’est trop. J’en ai eu
les sangs tournés.
– Vous vous y ferez, dit Antoine.
– Possible, mais pas pour le moment.
Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négresse
cuisiner.
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