Oui, pour une brave fille, c’était assurément une brave
fille. Il était résolu à faire les choses grandement et à lui
donner deux mille francs de rente en assurant le capital à
l’enfant. Il éprouvait même un certain plaisir à penser qu’il
allait la revoir le jeudi suivant, et arranger cela avec elle. Et
puis l’idée de ce frère, de ce petit bonhomme de cinq ans, qui
était le fils de son père, le tracassait, l’ennuyait un peu et
l’échauffait en même temps. C’était une espèce de famille qu’il
avait là dans ce mioche clandestin qui ne s’appellerait jamais
Hautot, une famille qu’il pouvait prendre ou laisser à sa guise,
mais qui lui rappelait le père.
Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin,
emporté par le trot sonore de Graindorge, il sentit son cœur plus
léger, plus reposé qu’il ne l’avait encore eu depuis son
malheur.
En entrant dans l’appartement de Mlle Donet, il vit la table
mise comme le jeudi précédent, avec cette seule différence que la
croûte du pain n’était pas ôtée.
Il serra la main de la jeune femme, baisa Émile sur les joues et
s’assit, un peu comme chez lui, le cœur gros tout de même. Mlle
Donet lui parut un peu maigrie, un peu pâlie. Elle avait dû
rudement pleurer. Elle avait maintenant un air gêné devant lui
comme si elle eût compris ce qu’elle n’avait pas senti l’autre
semaine sous le premier coup de son malheur, et elle le traitait
avec des égards excessifs, une humilité douloureuse, et des soins
touchants comme pour lui payer en attention et en dévouement les
bontés qu’il avait pour elle. Ils déjeunèrent longuement, en
parlant de l’affaire qui l’amenait. Elle ne voulait pas tant
d’argent. C’était trop, beaucoup trop. Elle gagnait assez pour
vivre, elle, mais elle désirait seulement qu’Émile trouvât quelques
sous devant lui quand il serait grand. César tint bon, et ajouta
même un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil.
Comme il avait pris son café, elle demanda :
– Vous fumez ?
– Oui… J’ai ma pipe.
Il tâta sa poche. Nom d’un nom, il l’avait oubliée ! Il
allait se désoler quand elle lui offrit une pipe du père, enfermée
dans une armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira,
proclama sa qualité avec une émotion dans la voix, l’emplit de
tabac et l’alluma. Puis il mit Émile à cheval sur sa jambe et le
fit jouer au cavalier pendant qu’elle desservait la table et
enfermait, dans le bas du buffet, la vaisselle sale pour la laver
quand il serait sorti.
Vers trois heures, il se leva à regret, tout ennuyé à l’idée de
partir.
– Eh bien ! mam’zelle Donet, dit-il, je vous souhaite le
bonsoir et charmé de vous avoir trouvée comme ça.
Elle restait devant lui, rouge, bien émue, et le regardait en
songeant à l’autre.
– Est-ce que nous ne nous reverrons plus ? dit-elle.
Il répondit simplement :
– Mais oui, mam’zelle, si ça vous fait plaisir.
– Certainement, monsieur César. Alors, jeudi prochain, ça vous
irait-il ?
– Oui, mam’zelle Donet.
– Vous venez déjeuner, bien sûr ?
– Mais…, si vous voulez bien, je ne refuse pas.
– C’est entendu, monsieur César, jeudi prochain, midi, comme
aujourd’hui.
– Jeudi midi, mam’zelle Donet !
Chapitre 3
Boitelle
Le père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays, la
spécialité des besognes malpropres. Toutes les fois qu’on avait à
faire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout,
un trou de fange quelconque, c’était lui qu’on allait chercher.
Il s’en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots
enduits de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sans
cesse sur son métier. Quand on lui demandait alors pourquoi il
faisait cet ouvrage répugnant, il répondait avec résignation :
– Pardi, c’est pour mes éfants qu’il faut nourrir. Ça rapporte
plus qu’autre chose.
Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s’informait de ce
qu’ils étaient devenus, il disait avec un air d’indifférence :
– N’en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinq
mariés.
Quand on voulait savoir s’ils étaient bien mariés, il reprenait
avec vivacité :
– Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ont
marié comme ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tourne
mal. Si je suis ordureux, mé, c’est que mes parents m’ont opposé
dans mes goûts. Sans ça j’aurais devenu un ouvrier comme les
autres.
Voici en quoi ses parents l’avaient contrarié dans ses
goûts.
Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bête
qu’un autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant.
Pendant les heures de liberté, son plus grand plaisir était de se
promener sur le quai, où sont réunis les marchands d’oiseaux.
Tantôt seul, tantôt avec un pays, il s’en allait lentement le long
des cages où les perroquets à dos vert et à tête jaune des
Amazones, les perroquets à dos gris et à tête rouge du Sénégal, les
aras énormes qui ont l’air d’oiseaux cultivés en serre, avec leurs
plumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, des perruches
de toute taille, qui semblent coloriées avec un soin minutieux par
un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillons
sautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant leurs cris
au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires déchargés,
des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë,
piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.
Boitelle s’arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant
et ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaient
de leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte et
le cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur,
il lui posait des questions ; et si la bête se trouvait ce
jour-là disposée à répondre et dialoguait avec lui, il emportait
pour jusqu’au soir de la gaieté et du contentement. À regarder les
singes aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n’imaginait
point de plus grand luxe pour un homme riche que de posséder ces
animaux ainsi qu’on a des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goût
de l’exotique, il l’avait dans le sang comme on a celui de la
chasse, de la médecine ou de la prêtrise.
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