Il me dit :
– Tu sais, c’est moi qui manie la fouine. Personne n’est plus
fort que moi.
– Mes compliments.
Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions,
maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les
ombres avaient l’air de tours bâties dans l’eau, et je m’aperçus,
tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui la
battaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaque
tombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loin
derrière nous, en s’éteignant. Je regardais, penché, cette coulée
de clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de la
mer, ce feu froid qu’un mouvement allume et qui meurt dès que le
flot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur,
tous les trois.
Où allions-nous ? Je ne voyais point mes voisins, je ne
voyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d’eau
projetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L’ombre
semblait chauffée dans un four, et mon cœur se troublait de ce
voyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barque
silencieuse.
Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez
pointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient
toutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de la
mer jusqu’au fond du désert où campent les tribus arabes. Les
renards, les chacals, les hyènes, répondaient ; et non loin de
là, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans une
gorge de l’Atlas.
Soudain, le rameur s’arrêta. Où étions-nous ? Un petit
bruit grinça près de moi. Une flamme d’allumette apparut, et je vis
une main, rien qu’une main, portant cette flamme légère vers la
grille de fer suspendue à l’avant du bateau et chargée de bois
comme un bûcher flottant.
Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante et
nouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant au
bord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent à
crépiter.
Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, un
grand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres
pesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre,
blanc et ridé, coiffé d’un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin,
dont la barbe blonde luisait.
– Avant ! dit-il.
L’autre rama, nous remettant en marche, au milieu d’un météore,
sous le dôme d’ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin,
d’un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait,
éclatant et rouge.
Je me penchai de nouveau et j’aperçus le fond de la mer. À
quelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesure
que nous passions, l’étrange pays de l’eau, de l’eau qui vivifie,
comme l’air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant
jusqu’aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêts
surprenantes d’herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles
et nous une glace admirablement transparente, une glace liquide,
presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans un
rêve, dans le rêve qu’éveillent les océans profonds. Cette onde
claire si limpide, qu’on ne distinguait point, qu’on devinait
plutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelque
chose de troublant comme le doute de la réalité, les faisait
mystérieuses comme les paysages des songes.
Quelquefois les herbes venaient jusqu’à la surface, pareilles à
des cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.
Au milieu d’elles, de minces poissons d’argent filaient,
fuyaient, vus une seconde et disparus. D’autres, endormis encore,
flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d’eau, luisants
et fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou
pour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, à
peine visible, fleur d’azur pâle, vraie fleur de mer, laissait
traîner son corps liquide dans notre léger remous ; puis,
soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans un
brouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de gros
rochers et des varechs sombres, à peine éclairés par le
brasier.
Trémoulin, debout à l’avant, le corps penché, tenant aux mains
le long trident aux pointes aiguës qu’on nomme la fouine, guettait
les rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œil
ardent de bête qui chasse.
Tout à coup, il laissa glisser dans l’eau, d’un mouvement vif et
doux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lance
une flèche, avec une telle promptitude qu’elle saisit à la course
un grand poisson fuyant devant nous.
Je n’avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l’entendis
grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté du
brasier, j’aperçus une bête qui se tordait traversée par les dents
de fer. C’était un congre. Après l’avoir contemplé et me l’avoir
montré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans
le fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinq
plaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pour
fuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaque
d’eau saumâtre, il s’y blottit, s’y roula presque mort déjà.
Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adresse
surprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûreté
miraculeuse, tous les étranges vivants de l’eau salée. Je voyais
tour à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d’agonie,
des loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, des
rascasses hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres qui
crachaient de l’encre et faisaient la mer toute noire pendant
quelques instants, autour du bateau.
Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d’oiseaux
autour de nous, dans la nuit, et je levais la tête m’efforçant de
voir d’où venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains,
courts ou prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme si
une nuée d’ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par la
flamme. Parfois, ces bruits semblaient tromper l’oreille et sortir
de l’eau.
Je demandai :
– Qui est-ce qui siffle ainsi ?
– Mais ce sont les charbons qui tombent.
C’était en effet le brasier semant sur la mer une pluie de
brindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore et
s’éteignaient avec une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôt
un vrai gazouillement, tantôt un appel court d’émigrant qui passe.
Des gouttes de résine ronflaient comme des balles ou comme des
frelons et mouraient brusquement en plongeant. On eût dit vraiment
des voix d’êtres, une inexprimable et frêle rumeur de vie errant
dans l’ombre tout près de nous.
Trémoulin cria soudain :
– Ah… la gueuse !
Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppant
les dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grande
loque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulant
de longues et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autour
du manche du trident. C’était une pieuvre.
Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux gros
yeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles et
terribles, émergeant d’une sorte de poche qui ressemblait à une
tumeur. Se croyant libre, la bête allongea lentement un de ses
membres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. La
pointe en était fine comme un fil, et dès que cette jambe dévorante
se fut accrochée au banc, une autre se souleva, se déploya pour la
suivre. On sentait là-dedans, dans ce corps musculeux et mou, dans
cette ventouse vivante, rougeâtre et flasque, une irrésistible
force.
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