Trémoulin avait ouvert son couteau, et d’un coup brusque, il le plongea entre les yeux.

On entendit un soupir, un bruit d’air qui s’échappe ; et le poulpe cessa d’avancer.

Il n’était pas mort cependant, car la vie est tenace en ces corps nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, il ne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace des crabes.

Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour jouer avec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain par une étrange colère, il cria :

– Attends, je vas te chauffer les pieds.

D’un coup de trident il le reprit et, l’élevant de nouveau, il fit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre.

Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par le feu ; et j’eus mal jusqu’au bout des doigts de la souffrance de l’affreuse bête.

– Oh ! ne fais pas ça, criai-je.

Il répondit avec calme :

– Bah ! c’est assez bon pour elle.

Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée qui se traîna entre mes jambes, jusqu’au trou plein d’eau saumâtre, où elle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts.

Et la pêche continua longtemps, jusqu’à ce que le bois vînt à manquer.

Quand il n’y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulin précipita dans l’eau le brasier tout entier, et la nuit, suspendue sur nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nous ensevelit de nouveau dans ses ténèbres.

Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Où était le port, où était la terre ? où étaient l’entrée du golfe et la large mer ? Je n’en savais rien. Le poulpe remuait encore près de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme si on me les eût brûlés aussi. Soudain, j’aperçus des lumières ; on rentrait au port.

– Est-ce que tu as sommeil ? demanda mon ami.

– Non, pas du tout.

– Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.

– Bien volontiers.

Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j’aperçus le croissant de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le vent chaud glissait par souffles lents, plein d’odeurs légères, presque imperceptibles, comme s’il eût balayé sur son passage la saveur des jardins et des villes de tous les pays brûlés du soleil.

Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrés descendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchées ou debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous les étoiles, des familles entières roulées en de longs vêtements de flanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur du jour.

Il me sembla tout à coup que l’âme orientale entrait en moi, l’âme poétique et légendaire des peuples simples aux pensées fleuries. J’avais le cœur plein de la Bible et des Mille et Une Nuits ; j’entendais des prophètes annoncer des miracles et je voyais sur les terrasses de palais passer des princesses en pantalons de soie, tandis que brûlaient, en des réchauds d’argent, des essences fines dont la fumée prenait des formes de génies.

Je dis à Trémoulin :

– Tu as de la chance d’habiter ici.

Il répondit :

– C’est le hasard qui m’y a conduit.

– Le hasard ?

– Oui, le hasard et le malheur.

– Tu as été malheureux ?

– Très malheureux.

Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et sa voix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse.

Il reprit après un moment de silence :

– Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être du bien d’en parler.

– Raconte.

– Tu le veux ?

– Oui.

– Voilà. Tu te rappelles bien ce que j’étais au collège : une manière de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire des livres, et j’essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussit pas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l’un que l’autre, puis une pièce de théâtre qui ne fut pas jouée.

Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. À côté de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel était père d’une fille. Je l’aimai. Elle était intelligente, ayant conquis ses diplômes d’instruction supérieure, et avait un esprit vif, sautillant, très en harmonie, d’ailleurs, avec sa personne. On lui eût donné quinze ans bien qu’elle en eût plus de vingt-deux. C’était une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout cela semblait fait pour une vitrine et non pour la vie à l’air. Pourtant elle était vive, souple et active incroyablement. J’en fus très amoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin du Luxembourg, auprès de la fontaine de Médicis, qui demeureront assurément les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n’est-ce pas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que nous n’avons plus de pensée que pour des actes d’adoration ? On devient véritablement un possédé que hante une femme, et rien n’existe plus pour nous à côté d’elle.

Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projets d’avenir qu’elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier, ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospère, peut donner le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à en vendre, et j’achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dont le propriétaire était mort.

J’eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasin une sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la ville venaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur la politique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait d’une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu’on bavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la librairie par un escalier tournant. J’entendais les voix, les rires, les discussions, et je cessais d’écrire parfois, pour écouter. Je m’étais mis en secret à composer un roman – que je n’ai pas fini.

Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, un grand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avec des yeux complimenteurs, M.