Vous savez qu’à tout moment, dans ces bois et sur ces côtes,
où on croirait que personne jamais n’a pénétré, on rencontre tout à
coup le dôme de neige d’une koubba renfermant les os d’un humble
marabout, d’un marabout isolé, à peine visité de temps en temps par
quelques fidèles obstinés, venus du douar voisin avec une bougie
dans leur poche pour l’allumer sur le tombeau du saint.
Or, un soir, comme je rentrais, je passai auprès d’une de ces
chapelles mahométanes, et ayant jeté un regard par la porte
toujours ouverte, je vis qu’une femme priait devant la relique.
C’était un tableau charmant, cette Arabe assise par terre, dans
cette chambre délabrée, où le vent entrait à son gré et amassait
dans les coins, en tas jaunes, les fines aiguilles sèches tombées
des pins. Je m’approchai pour mieux regarder, et je reconnus
Allouma. Elle ne me vit pas, ne m’entendit point, absorbée tout
entière par le souci du saint ; et elle parlait, à mi-voix,
elle lui parlait, se croyant bien seule avec lui, racontant au
serviteur de Dieu toutes ses préoccupations. Parfois elle se
taisait un peu pour méditer, pour chercher ce qu’elle avait encore
à dire, pour ne rien oublier de sa provision de confidences ;
et parfois aussi elle s’animait comme s’il lui eût répondu, comme
s’il lui eût conseillé une chose qu’elle ne voulait point faire et
qu’elle combattait avec des raisonnements.
Je m’éloignai, sans bruit, ainsi que j’étais venu, et je rentrai
pour dîner.
Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec un air
soucieux qu’elle n’avait point d’ordinaire.
– Assieds-toi là, lui dis-je en lui montrant sa place sur le
divan, à mon côté.
Elle s’assit et comme je me penchais vers elle pour l’embrasser
elle éloigna sa tête avec vivacité.
Je fus stupéfait et je demandai :
– Eh bien, qu’y a-t-il ?
– C’est Ramadan, dit-elle.
Je me mis à rire.
– Et le Marabout t’a défendu de te laisser embrasser pendant le
Ramadan ?
– Oh oui, je suis une Arabe et tu es un Roumi !
– Ce serait un gros péché ?
– Oh oui !
– Alors tu n’as rien mangé de la journée, jusqu’au coucher du
soleil ?
– Non, rien.
– Mais au soleil couché tu as mangé ?
– Oui.
– Eh bien, puisqu’il fait nuit tout à fait, tu ne peux pas être
plus sévère pour le reste que pour la bouche.
Elle semblait crispée, froissée, blessée, et elle reprit avec
une hauteur que je ne lui connaissais pas :
– Si une fille arabe se laissait toucher par un Roumi pendant le
Ramadan, elle serait maudite pour toujours.
– Et cela va durer tout le mois ?
Elle répondit avec conviction :
– Oui, tout le mois de Ramadan.
Je pris un air irrité et je lui dis :
– Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, le
Ramadan.
Elle saisit mes mains et les portant sur son cœur :
– Oh ! je te prie, ne sois pas méchant, tu verras comme je
serai gentille. Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu ? Je te
soignerai, je te gâterai, mais ne sois pas méchant.
Je ne pus m’empêcher de sourire tant elle était drôle et
désolée, et je l’envoyai coucher chez elle.
Une heure plus tard, comme j’allais me mettre au lit, deux
petits coups furent frappés à ma porte, si légers que je les
entendis à peine.
Je criai : « Entrez » et je vis apparaître Allouma portant
devant elle un grand plateau chargé de friandises arabes, de
croquettes sucrées, frites et sautées, de toute une pâtisserie
bizarre de nomade.
Elle riait, montrant ses belles dents, et elle répéta :
– Nous allons faire Ramadan ensemble.
Vous savez que le jeûne, commencé à l’aurore et terminé au
crépuscule, au moment où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’un
fil noir, est suivi chaque soir de petites fêtes intimes où on
mange jusqu’au matin. Il en résulte que, pour les indigènes peu
scrupuleux, le Ramadan consiste à faire du jour la nuit, et de la
nuit le jour. Mais Allouma poussait plus loin la délicatesse de
conscience. Elle installa son plateau entre nous deux, sur le
divan, et prenant avec ses longs doigts minces une petite boulette
poudrée, elle me la mit dans la bouche en murmurant :
– C’est bon, mange.
Je croquai le léger gâteau, qui était excellent en effet, et je
lui demandai :
– C’est toi qui as fait ça ?
– Oui, c’est moi.
– Pour moi ?
– Oui, pour toi.
– Pour me faire supporter le Ramadan ?
– Oui, ne sois pas méchant ! Je t’en apporterai tous les
jours.
Oh ! le terrible mois que je passai là ! un mois
sucré, douceâtre, enrageant, un mois de gâteries et de tentations,
de colères et d’efforts vains contre une invincible résistance.
Puis, quand arrivèrent les trois jours du Beïram, je les
célébrai à ma façon et le Ramadan fut oublié.
L’été s’écoula, il fut très chaud. Vers les premiers jours de
l’automne, Allouma me parut préoccupée, distraite, désintéressée de
tout.
Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la trouva point
dans sa chambre. Je pensai qu’elle rôdait dans la maison et
j’ordonnai qu’on la cherchât. Elle n’était pas rentrée ;
j’ouvris la fenêtre et je criai :
– Mohammed.
La voix de l’homme couché sous sa tente répondit :
– Oui, moussié.
– Sais-tu où est Allouma ?
– Non, moussié – pas possible – Allouma perdu ?
Quelques secondes après, mon Arabe entrait chez moi, tellement
ému qu’il ne maîtrisait point son trouble. Il demanda :
– Allouma perdu ?
– Mais oui, Allouma perdu.
– Pas possible ?
– Cherche, lui dis-je.
Il restait debout, songeant, cherchant, ne comprenant pas. Puis,
il entra dans la chambre vide où les vêtements d’Allouma
traînaient, dans un désordre oriental. Il regarda tout comme un
policier, ou plutôt il flaira comme un chien, puis, incapable d’un
long effort, il murmura avec résignation :
– Parti, il est parti !
Moi je craignais un accident, une chute, une entorse au fond
d’un ravin, et je fis mettre sur pied tous les hommes du campement
avec ordre de la chercher jusqu’à ce qu’on l’eût retrouvée.
On la chercha toute la nuit, on la chercha le lendemain, on la
chercha toute la semaine. Aucune trace ne fut découverte pouvant
mettre sur la piste. Moi je souffrais ; elle me
manquait ; ma maison semblait vide et mon existence déserte.
Puis des idées inquiétantes me passaient par l’esprit. Je craignais
qu’on l’eût enlevée, ou assassinée peut-être. Mais comme j’essayais
toujours d’interroger Mohammed et de lui communiquer mes
appréhensions, il répondait sans varier :
– Non, parti.
Puis il ajoutait le mot arabe « r’ézale » qui veut dire «
gazelle », comme pour exprimer qu’elle courait vite et qu’elle
était loin.
Trois semaines se passèrent et je n’espérais plus revoir jamais
ma maîtresse arabe, quand un matin, Mohammed, les traits éclairés
par la joie, entra chez moi et me dit :
– Moussié, Allouma il est revenu.
Je sautai du lit et je demandai :
– Où est-elle ?
– N’ose pas venir ! Là-bas, sous l’arbre ! Et de son
bras tendu, il me montrait par la fenêtre une tache blanchâtre au
pied d’un olivier.
Je me levai et je sortis. Comme j’approchais de ce paquet de
linge qui semblait jeté contre le tronc tordu, je reconnus les
grands yeux sombres, les étoiles tatouées, la figure longue et
régulière de la fille sauvage qui m’avait séduit. À mesure que
j’avançais une colère me soulevait, une envie de frapper, de la
faire souffrir, de me venger.
Je criai de loin :
– D’où viens-tu ?
– Elle ne répondit pas et demeurait immobile, inerte, comme si
elle ne vivait plus qu’à peine, résignée à mes violences, prête aux
coups.
J’étais maintenant debout tout près d’elle, contemplant avec
stupeur les haillons qui la couvraient, ces loques de soie et de
laine, grises de poussière, déchiquetées, sordides.
Je répétai, la main levée comme sur un chien :
– D’où viens-tu ?
Elle murmura :
– De là-bas !
– D’où ?
– De la tribu !
– De quelle tribu ?
– De la mienne.
– Pourquoi es-tu partie ?
Voyant que je ne la battais point, elle s’enhardit un peu, et, à
voix basse :
– Il fallait… il fallait… je ne pouvais plus vivre dans la
maison.
Je vis des larmes dans ses yeux, et tout de suite, je fus
attendri comme une bête. Je me penchai vers elle, et j’aperçus, en
me retournant pour m’asseoir, Mohammed qui nous épiait, de
loin.
Je repris, très doucement :
– Voyons, dis-moi pourquoi tu es partie.
Alors elle me conta que depuis longtemps déjà elle éprouvait en
son cœur de nomade, l’irrésistible envie de retourner sous les
tentes, de coucher, de courir, de se rouler sur le sable, d’errer,
avec les troupeaux, de plaine en plaine, de ne plus sentir sur sa
tête, entre les étoiles jaunes du ciel et les étoiles bleues de sa
face, autre chose que le mince rideau de toile usée et recousue à
travers lequel on aperçoit des grains de feu quand on se réveille
dans la nuit.
Elle me fit comprendre cela en termes naïfs et puissants, si
justes, que je sentis bien qu’elle ne mentait pas, que j’eus pitié
d’elle, et que je lui demandai :
– Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu désirais t’en aller pendant
quelque temps ?
– Parce que tu n’aurais pas voulu…
– Tu m’aurais promis de revenir et j’aurais consenti.
– Tu n’aurais pas cru.
Voyant que je n’étais pas fâché, elle riait, et elle ajouta
:
– Tu vois, c’est fini, je suis retournée chez moi et me voici.
Il me fallait seulement quelques jours de là-bas. J’ai assez
maintenant, c’est fini, c’est passé, c’est guéri. Je suis revenue,
je n’ai plus mal. Je suis très contente. Tu n’es pas méchant.
– Viens à la maison, lui dis-je.
Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine aux doigts
minces ; et triomphante en ses loques, sous la sonnerie de ses
anneaux, de ses bracelets, de ses colliers et de ses plaques, elle
marcha gravement vers ma demeure, où nous attendait Mohammed.
Avant d’entrer, je repris :
– Allouma, toutes les fois que tu voudras retourner chez toi, tu
me préviendras et je te le permettrai.
Elle demanda, méfiante.
– Tu promets ?
– Oui, je promets.
– Moi aussi, je promets. Quand j’aurai mal – et elle posa ses
deux mains sur son front avec un geste magnifique – je te dirai : «
Il faut que j’aille là-bas » et tu me laisseras partir.
Je l’accompagnai dans sa chambre, suivi de Mohammed qui portait
de l’eau, car on n’avait pu prévenir encore la femme
d’Abd-el-Kader-el-Hadara du retour de sa maîtresse.
Elle entra, aperçut l’armoire à glace et, la figure illuminée,
courut vers elle comme on s’élance vers une mère retrouvée. Elle se
regarda quelques secondes, fit la moue, puis d’une voix un peu
fâchée, dit au miroir :
– Attends, j’ai des vêtements de soie dans l’armoire. Je serai
belle tout à l’heure.
Et je la laissai seule, faire la coquette devant elle-même.
Notre vie recommença comme auparavant et, de plus en plus, je
subissais l’attrait bizarre, tout physique, de cette fille pour qui
j’éprouvais en même temps une sorte de dédain paternel.
Pendant six mois tout alla bien, puis je sentis qu’elle
redevenait nerveuse, agitée, un peu triste. Je lui dis un jour
:
– Est-ce que tu veux retourner chez toi ?
– Oui, je veux.
– Tu n’osais pas me le dire ?
– Je n’osais pas.
– Va, je permets.
Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tous
ses élans de reconnaissance, et, le lendemain, elle avait
disparu.
Elle revint, comme la première fois, au bout de trois semaines
environ, toujours déguenillée, noire de poussière et de soleil,
rassasiée de vie nomade, de sable et de liberté.
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