Il
faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait
partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux
une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.
Elle me raconta donc qu’elle était fille d’un caïd des Ouled
Sidi Cheik et d’une femme enlevée par lui dans une razzia sur les
Touaregs. Cette femme devait être une esclave noire, ou du moins
provenir d’un premier croisement de sang arabe et de sang nègre.
Les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems où
elles jouent le rôle d’aphrodisiaques.
Rien de cette origine d’ailleurs n’apparaissait hors cette
couleur empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seins
allongés, pointus et souples comme si des ressorts les eussent
dressés. À cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Mais
tout le reste appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte,
dont la figure fine est faite de lignes droites et simples comme
une tête d’image indienne. Les yeux très écartés augmentaient
encore l’air un peu divin de cette rôdeuse du désert.
De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me la
conta par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dans
une mémoire en désordre ; et elle y mêlait des observations
délicieusement puériles, toute une vision du monde nomade née dans
une cervelle d’écureuil qui a sauté de tente en tente, de campement
en campement, de tribu en tribu.
Et cela était débité avec l’air sévère que garde toujours ce
peuple drapé, avec des mines d’idole qui potine et une gravité un
peu comique.
Quand elle eut fini, je m’aperçus que je n’avais rien retenu de
cette longue histoire pleine d’événements insignifiants,
emmagasinés en sa légère cervelle, et je me demandai si elle ne
m’avait pas berné très simplement par ce bavardage vide et sérieux
qui ne m’apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie.
Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons
ou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons à
parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile
transparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nos
règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout,
entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés à
le regarder depuis bientôt soixante ans. Nous ne savons pas
davantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous ce
petit cône d’étoffe cloué sur la terre avec des pieux, à vingt
mètres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce que
pensent, ce que sont les Arabes dits civilisés des maisons
mauresques d’Alger. Derrière le mur peint à la chaux de leur
demeure des villes, derrière la cloison de branches de leur gourbi,
ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue le
vent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs,
sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous disais qu’en
regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devine
qu’ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages encore
ignorés de nous, pas même soupçonnés ! Jamais peut-être un
peuple conquis par la force n’a su échapper aussi complètement à la
domination réelle, à l’influence morale, et, à l’investigation
acharnée, mais inutile du vainqueur.
Or, cette infranchissable et secrète barrière que la nature
incompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentais
soudain, comme je ne l’avais jamais sentie, dressée entre cette
fille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, de
se livrer, d’offrir son corps à ma caresse et moi qui l’avais
possédée.
Je lui demandai, y songeant pour la première fois :
– Comment t’appelles-tu ?
Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vis
tressaillir comme si elle venait d’oublier que j’étais là, tout
contre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai que
cette minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, un
sommeil irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce
qui s’empare des sens mobiles des femmes.
Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans la
bouche :
– Allouma.
Je repris :
– Tu as envie de dormir ?
– Oui, dit-elle.
– Eh bien ! dors.
Elle s’allongea tranquillement à mon côté, étendue sur le
ventre, le front posé sur ses bras croisés, et je sentis presque
tout de suite que sa fuyante pensée de sauvage s’était éteinte dans
le repos.
Moi, je me mis à rêver, couché près d’elle, cherchant à
comprendre. Pourquoi Mohammed me l’avait-il donnée ? Avait-il
agi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu’à
lui céder la femme attirée en sa tente pour lui-même, ou bien
avait-il obéi à une pensée plus complexe, plus pratique, moins
généreuse en jetant dans mon lit cette fille qui m’avait plu ?
L’Arabe, quand il s’agit de femmes, a toutes les rigueurs
pudibondes et toutes les complaisances inavouables ; et on ne
comprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout le
reste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrant
par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce
prévoyant domestique qui m’avait destiné cette femme, son amie, sa
complice, sa maîtresse aussi peut-être.
Toutes ces suppositions m’assaillirent et me fatiguèrent si bien
que tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeil
profond.
Je fus réveillé par le grincement de ma porte ; Mohammed
entrait comme tous les matins pour m’éveiller. Il ouvrit la fenêtre
par où un flot de jour s’engouffrant éclaira sur le lit le corps
d’Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis mon
pantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jeta
pas un regard sur la femme couchée à mon côté, ne parut pas savoir
ou remarquer qu’elle était là, et il avait sa gravité ordinaire, la
même allure, le même visage. Mais la lumière, le mouvement, le
léger bruit des pieds nus de l’homme, la sensation de l’air pur sur
la peau et dans les poumons tirèrent Allouma de son
engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit les
yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence et
s’assit. Puis elle murmura :
– J’ai faim, aujourd’hui.
– Que veux-tu manger ? demandai-je.
– Kahoua.
– Du café et du pain avec du beurre ?
– Oui.
Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur les
bras, attendait les ordres.
– Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.
Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement ou
le moindre ennui.
Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe :
– Veux-tu habiter dans ma maison ?
– Oui, je le veux bien.
– Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour
te servir.
– Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.
– Mais si ta conduite n’est pas bonne, je te chasserai
d’ici.
– Je ferai ce que tu exigeras de moi.
Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.
Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je lui
dis :
– Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dans
la chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour la
servir la femme d’Abd-el-Kader-el-Hadara.
– Oui, moussié.
Ce fut tout.
Une heure plus tard, ma belle Arabe était installée dans une
grande chambre claire ; et comme je venais m’assurer que tout
allait bien, elle me demanda, d’un ton suppliant, de lui faire
cadeau d’une armoire à glace. Je promis, puis je la laissai
accroupie sur un tapis du Djebel-Amour, une cigarette à la bouche,
et bavardant avec la vieille Arabe que j’avais envoyé chercher,
comme si elles se connaissaient depuis des années.
2.
Pendant un mois, je fus très heureux avec elle et je m’attachai
d’une façon bizarre à cette créature d’une autre race, qui me
semblait presque d’une autre espèce, née sur une planète
voisine.
Je ne l’aimais pas – non – on n’aime point les filles de ce
continent primitif. Entre elles et nous, même entre elles et leurs
mâles naturels, les Arabes, jamais n’éclôt la petite fleur bleue
des pays du Nord. Elles sont trop près de l’animalité humaine,
elles ont un cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu
affinée, pour éveiller dans nos âmes l’exaltation sentimentale qui
est la poésie de l’amour. Rien d’intellectuel, aucune ivresse de la
pensée ne se mêle à l’ivresse sensuelle que provoquent en nous ces
êtres charmants et nuls.
Elles nous tiennent pourtant, elles nous prennent, comme les
autres, mais d’une façon différente, moins tenace, moins cruelle,
moins douloureuse.
Ce que j’éprouvai pour celle-ci, je ne saurais encore
l’expliquer d’une façon précise. Je vous disais tout à l’heure que
ce pays, cette Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joies
intelligentes, fait peu à peu la conquête de notre chair par un
charme inconnaissable et sûr, par la caresse de l’air, par la
douceur constante des aurores et des soirs, par sa lumière
délicieuse, par le bien-être discret dont elle baigne tous nos
organes ! Eh bien ! Allouma me prit de la même façon, par
mille attraits cachés, captivants et physiques, par la séduction
pénétrante non point de ses embrassements, car elle était d’une
nonchalance toute orientale, mais de ses doux abandons.
Je la laissais absolument libre d’aller et de venir à sa guise
et elle passait au moins un après-midi sur deux dans le campement
voisin, au milieu des femmes de mes agriculteurs indigènes. Souvent
aussi, elle demeurait durant une journée presque entière, à se
mirer dans l’armoire à glace en acajou que j’avais fait venir de
Miliana. Elle s’admirait en toute conscience, debout, devant la
grande porte de verre où elle suivait ses mouvements avec une
attention profonde et grave. Elle marchait la tête un peu penchée
en arrière, pour juger ses hanches et ses reins, tournait,
s’éloignait, se rapprochait, puis, fatiguée enfin de se mouvoir,
elle s’asseyait sur un coussin et demeurait en face d’elle-même,
les yeux dans ses yeux, le visage sévère, l’âme noyée dans cette
contemplation.
Bientôt, je m’aperçus qu’elle sortait presque chaque jour après
le déjeuner, et qu’elle disparaissait complètement jusqu’au
soir.
Un peu inquiet, je demandai à Mohammed s’il savait ce qu’elle
pouvait faire pendant ces longues heures d’absence. Il répondit
avec tranquillité :
– Ne te tourmente pas, c’est bientôt le Ramadan. Elle doit aller
à ses dévotions.
Lui aussi semblait ravi de la présence d’Allouma dans la
maison ; mais pas une fois je ne surpris entre eux le moindre
signe un peu suspect, pas une fois ils n’eurent l’air de se cacher
de moi, de s’entendre, de me dissimuler quelque chose.
J’acceptai donc la situation telle quelle sans la comprendre,
laissant agir le temps, le hasard et la vie.
Souvent, après l’inspection de mes terres, de mes vignes, de mes
défrichements, je faisais à pied de grandes promenades. Vous
connaissez les superbes forêts de cette partie de l’Algérie, ces
ravins presque impénétrables où les sapins abattus barrent les
torrents, et ces petits vallons de lauriers-roses qui, du haut des
montagnes, semblent des tapis d’Orient étendus le long des cours
d’eau.
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