Puis comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu,
il se rua sur César, saisit d’une main sa culotte et de l’autre il
lui tapait la cuisse de toute sa force. Et César demeurait éperdu,
attendri, entre cette femme qui pleurait son père et cet enfant qui
défendait sa mère. Il se sentait lui-même gagné par l’émotion, les
yeux enflés par le chagrin ; et, pour reprendre contenance, il
se mit à parler.
– Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur les
huit heures… Et il contait, comme si elle l’eût écouté, n’oubliant
aucun détail, disant les plus petites choses avec une minutie de
paysan. Et le petit tapait toujours, lui lançant à présent des
coups de pied dans les chevilles.
Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d’elle,
elle entendit son nom, découvrit sa figure et demanda :
– Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir… Si ça
ne vous contrariait pas de recommencer.
Il recommença dans les mêmes termes : « Le malheur est arrivé
dimanche matin sur les huit heures… »
Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, des
réflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l’écoutait
avidement, percevant avec sa sensibilité nerveuse de femme toutes
les péripéties qu’il racontait et tressaillant d’horreur, faisant :
« Oh mon Dieu ! » parfois. Le petit, la croyant calmée, avait
cessé de battre César pour prendre la main de sa mère, et il
écoutait aussi, comme s’il eût compris.
Quand le récit fut terminé, Hautot fils reprit :
– Maintenant nous allons nous arranger ensemble suivant son
désir. Écoutez, je suis à mon aise, il m’a laissé du bien. Je ne
veux pas que vous ayez à vous plaindre…
Mais elle l’interrompit vivement.
– Oh ! monsieur César, monsieur César, pas aujourd’hui.
J’ai le cœur coupé… Une autre fois, un autre jour… Non, pas
aujourd’hui… Si j’accepte, écoutez… ce n’est pas pour moi… non,
non, non, je vous le jure. C’est pour le petit. D’ailleurs, on
mettra ce bien sur sa tête.
Alors César, effaré, devina, et balbutiant :
– Donc… c’est à lui… le p’tit ?
– Mais oui, dit-elle.
Et Hautot fils regarda son frère avec une émotion confuse, forte
et pénible.
Après un long silence, car elle pleurait de nouveau, César, tout
à fait gêné, reprit :
– Eh bien, alors, mam’zelle Donet, je vas m’en aller. Quand
voulez-vous que nous parlions de ça ?
Elle s’écria :
– Oh ! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pas
toute seule avec Émile ! Je mourrais de chagrin. Je n’ai plus
personne, personne que mon petit. Oh ! quelle misère, quelle
misère, monsieur César. Tenez, asseyez-vous. Vous allez encore me
parler. Vous me direz ce qu’il faisait, là-bas, toute la
semaine.
Et César s’assit, habitué à obéir.
Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devant
le fourneau où les plats mijotaient toujours, prit Émile sur ses
genoux, et elle demanda à César mille choses sur son père, des
choses intimes où l’on voyait, où il sentait sans raisonner qu’elle
avait aimé Hautot de tout son pauvre cœur de femme.
Et, par l’enchaînement naturel de ses idées, peu nombreuses, il
en revint à l’accident et se remit à le raconter avec tous les
mêmes détails.
Quand il dit : « Il avait un trou dans le ventre, on y aurait
mis les deux poings », elle poussa une sorte de cri, et les
sanglots jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par la
contagion, César se mit aussi à pleurer, et comme les larmes
attendrissent toujours les fibres du cœur, il se pencha vers Émile
dont le front se trouvait à portée de sa bouche et l’embrassa.
La mère, reprenant haleine, murmurait :
– Pauvre gars, le voilà orphelin.
– Moi aussi, dit César.
Et ils ne parlèrent plus.
Mais soudain, l’instinct pratique de ménagère, habituée à songer
à tout, se réveilla chez la jeune femme.
– Vous n’avez peut-être rien pris de la matinée, monsieur
César ?
– Non, mam’zelle.
– Oh ! vous devez avoir faim. Vous allez manger un
morceau.
– Merci, dit-il, je n’ai pas faim, j’ai eu trop de tourment.
Elle répondit :
– Malgré la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pas
ça ! Et puis vous resterez un peu plus. Quand vous serez
parti, je ne sais pas ce que je deviendrai.
Il céda, après quelque résistance encore, et s’asseyant dos au
feu, en face d’elle, il mangea une assiette de tripes qui
crépitaient dans le fourneau et but un verre de vin rouge. Mais il
ne permit point qu’elle débouchât le vin blanc.
Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouillé
de sauce tout son menton.
Comme il se levait pour partir, il demanda :
– Quand voulez-vous que je revienne pour parler de l’affaire,
mam’zelle Donet ?
– Si ça ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur César.
Comme ça je ne perdrais pas de temps. J’ai toujours mes jeudis
libres.
– Ça me va, jeudi prochain.
– Vous viendrez déjeuner, n’est-ce pas ?
– Oh ! quant à ça, je ne peux pas le promettre.
– C’est qu’on cause mieux en mangeant. On a plus de temps
aussi.
– Eh bien, soit. Midi alors.
Et il s’en alla après avoir encore embrassé le petit Émile, et
serré la main de Mlle Donet.
3.
La semaine parut longue à César Hautot. Jamais il ne s’était
trouvé seul, et l’isolement lui semblait insupportable.
Jusqu’alors, il vivait à côté de son père, comme son ombre, le
suivait aux champs, surveillait l’exécution de ses ordres, et quand
il l’avait quitté pendant quelque temps le retrouvait au dîner. Ils
passaient les soirs à fumer leurs pipes en face l’un de l’autre, en
causant chevaux, vaches ou moutons ; et la poignée de main
qu’ils se donnaient au réveil semblait l’échange d’une affection
familiale et profonde.
Maintenant César était seul. Il errait par les labours
d’automne, s’attendant toujours à voir se dresser au bout d’une
plaine la grande silhouette gesticulante du père. Pour tuer les
heures, il entrait chez les voisins, racontait l’accident à tous
ceux qui ne l’avaient pas entendu, le répétait quelquefois aux
autres. Puis, à bout d’occupations et de pensées, il s’asseyait au
bord d’une route en se demandant si cette vie-là allait durer
longtemps.
Souvent il songea à Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l’avait
trouvée comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit le
père.
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