La musique retentit pour le mariage. Il ne faut pas que je laisse passer l’heure. Mon cœur est plein d’ivresse. Car qui est l’époux ? C’est moi. La place de l’époux appartient à celui qui, torche en main, arrive au temps marqué. Dans la salle nuptiale de la nature, l’époux vient sans être attendu, sans être invité.
Honteux ? Non, je ne suis jamais honteux ! Je demande ce que je désire, et je n’attends pas toujours d’avoir demandé pour le prendre. Ceux que leur faiblesse condamne à la privation ennoblissent cette privation en l’appelant modestie. Le monde où nous sommes est le monde de la réalité. Quand un homme quitte le monde de la réalité les mains et l’estomac vides, et n’ayant rempli son sac que de grands mots sonores, je me demande pourquoi il est jamais venu dans ce monde cruel ? Ces hommes ont-ils été chargés par les épicuriens de la religion de chanter des airs réglés d’avance, sur de douces et pieuses paroles, dans ce jardin de plaisirs tout fleuri de légers riens ? Je ne goûte ni ces airs, ni ces fleurs sans substance.
Ce que je désire, je le désire pleinement, suprêmement. Je veux le pétrir de mes deux pieds et de mes deux mains. Je veux l’étendre sur tout mon corps. Je veux m’en emplir et m’en gorger. Les pipeaux évanescents de ceux qui ont dépéri dans les jeûnes moraux jusqu’à devenir plats et pâles comme la vermine affamée qui grouille sur un lit abandonné depuis longtemps, nos oreilles ne les écouteront jamais.
Je préférerais ne rien cacher : cacher est lâche. Mais si je ne pouvais m’astreindre à dissimuler quand la dissimulation s’impose, je serais lâche aussi. C’est votre avidité qui vous fait bâtir vos murailles ; et c’est mon avidité qui me fait passer au travers. Vous usez de votre force, et j’use de mon adresse. Ce sont là les réalités de la vie. C’est d’elles que dépendent les royaumes, les empires, et toutes les grandes entreprises des hommes.
Quant à ces avatars qui descendent de leur paradis pour nous parler dans quelque jargon céleste, leurs paroles ne sont pas réelles. C’est pourquoi, malgré les applaudissements qu’on leur prodigue, leurs affirmations n’ont de place que dans les cachettes des hommes faibles. Elles sont méprisées par les forts, par les maîtres du monde. Ceux qui ont eu le courage de comprendre cette vérité ont réussi dans la vie ; tandis que ces pauvres misérables que la nature tire d’un côté et les avatars d’un autre, ils ont posé un pied dans le bateau du vrai, et un autre dans le bateau de l’irréel ; en sorte qu’ils ne peuvent ni avancer ni rester en place.
Beaucoup d’hommes semblent être nés avec l’obsession de la mort. Peut-être il y a de la beauté, la beauté d’un soleil couchant, dans cette mort lente dont ils se grisent tout le long de leur vie. C’est ainsi que vit Nikhil, si l’on peut dire qu’il vive. Il y a bien des années j’avais eu une discussion avec lui sur ce sujet :
— Il est vrai, m’avait-il dit, qu’on ne peut rien obtenir que par la force. Mais qu’est-ce donc que cette force-là ? Et qu’est-ce donc qu’on obtient par elle ? La force que j’admire est la force du renoncement.
— Alors, m’étais-je écrié, vous, c’est la gloire de la banqueroute qui vous éblouit.
— Aussi désespérément que le poussin est ébloui par la banqueroute de sa coquille. Certes la coquille est assez réelle. Et pourtant il l’abandonne pour l’air et la lumière intangibles. Triste échange, à vos yeux.
Quand Nikhil tombe dans la métaphore, il n’y a aucun espoir de lui montrer qu’il s’intéresse à des mots, non à des choses. Qu’il soit donc heureux parmi ses métaphores ! Nous sommes les carnassiers de ce monde, nous avons des dents et des ongles ; nous pourchassons, nous saisissons, nous déchirons. Nous ne nous contentons pas de remâcher le soir l’herbe que nous avons broutée le matin.
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