Il parlait avec tendresse, en souriant, de ce qu’il appelait l’innocence enfantine de mon mari. Il disait que les doctrines curieuses et les étrangetés d’esprit de Nikhil avaient une saveur humoristique qui les faisait aimer d’autant plus. Il semblait que ce fût son amitié pour Nikhil qui poussât Sandip à lui épargner le poids des affaires.

La nature a dans sa pharmacie des drogues soporifiques qu’elle administre secrètement quand se brisent en nous des liens vitaux ; nous ne sentons pas la douleur ainsi endormie, et ce n’est qu’au réveil que nous découvrons la déchirure. Quand le couteau a tranché le nœud le plus intime de ma vie, j’étais si étourdie par les calmants que je ne m’aperçus même pas de l’opération qui me déchirait. Cela tient peut-être à la nature de la femme. Quand sa passion est éveillée, elle devient indifférente à tout ce qui n’est pas sa passion. Nous autres femmes, nous sommes comme les fleuves : force nourricière tant qu’ils coulent entre leurs rives ; puissance destructrice dès qu’ils les débordent.

RÉCIT DE SANDIP

II

Je vois bien que quelque chose ne va plus. J’en ai déjà eu le soupçon l’autre jour.

Depuis mon arrivée, le bureau de Nikhil était devenu une sorte de pièce amphibie, qui servait à la fois aux femmes et aux hommes. Bimala y avait accès du Zenana ; et il ne m’était pas fermé du dehors : si nous avions été moins pressés, si nous avions usé de nos privilèges avec plus de mesure, nous aurions sans doute évité d’attirer l’attention ; mais nous allions de l’avant si vivement que nous ne songions pas aux conséquences.

Dès que Bimala entre dans le bureau de Nikhil, j’en suis averti d’une manière ou d’une autre ; il y a le tintement de ses bracelets ; la porte est refermée peut-être avec un peu plus de force qu’il n’est nécessaire ; le vantail de la bibliothèque grince un peu en s’ouvrant. Quand j’entre à mon tour, je trouve Bimala, le dos tourné, occupée à chercher un livre parmi ceux qui garnissent les rayons. Et quand je m’offre à l’aider dans cette tâche difficile, elle se retourne vivement et proteste. Et alors, tout naturellement, nous passons à d’autres sujets.

L’autre jour, l’après-midi d’un malheureux jeudi, attiré par les bruits familiers, je sortis de chez moi pour me rendre dans le bureau de Nikhil. Un homme gardait le couloir qui y mène. Sans même le regarder, je continuai mon chemin. Mais, comme j’arrivais à la porte, il me barra le passage en me disant :

— Non, pas par ici.

— Pas par ici ? Pourquoi ?

— La Rani est dans la chambre.

— Très bien, dites à votre Rani que Sandip Babu veut la voir.

— Cela ne peut être. C’est contraire aux ordres.

J’étais indigné :

— Je vous l’ordonne, m’écriai-je, en élevant la voix. Allez m’annoncer.

Le domestique sembla quelque peu troublé par mon attitude. J’en profitai pour approcher de la porte. J’allais l’atteindre quand il me rejoignit et, me prenant par le bras, me dit :

— Non, vous ne devez pas entrer.

Quoi donc ! être touché pas un laquais ! Je retirai vivement mon bras et portai à l’homme un coup violent. À ce moment Bimala ouvrit la porte et trouva le domestique prêt à m’insulter.

Je n’oublierai jamais le tableau qu’elle offrait dans sa colère. C’est moi qui ai découvert la beauté de Bimala. La plupart de mes concitoyens n’y voient rien. Ces rustres l’appellent maigre. Mais c’est justement sa haute stature si mince, si souple que j’admire ; je la compare à une fontaine de vie qui s’élève dans le ciel, échappée au cœur même du Créateur. Son teint est obscur ; mais c’est l’obscurité brillante d’une lame aiguisée qui scintille.

— Nanku, s’écria-t-elle, debout dans l’embrasure de la porte et la main tendue, laisse-nous !

— Ne le grondez pas, dis-je. Si les ordres sont formels, il faut que je me retire.

La voix de Bimala était tremblante encore :

— Restez, dit-elle. Entrez.

Ce n’était pas une demande, c’était encore un ordre ! Je la suivis, et, prenant un éventail sur une table, je me mis à m’éventer. Bimala écrivit quelques mots sur une feuille de papier. Puis, appelant un domestique :

— Portez cela au Maharaja, dit-elle.

— Pardonnez-moi, dis-je. Je n’ai pas pu me dominer, et j’ai frappé votre domestique.

— Il n’a eu que ce qu’il méritait, dit Bimala.

— Mais ce n’était pas la faute du pauvre homme.