Il ne faisait qu’exécuter les ordres.

Ici Nikhil entra. Je quittai rapidement mon siège et m’approchai de la fenêtre, le dos tourné à la chambre.

— Nanku, le garde, a insulté Sandip Babu, dit Bimala.

Nikhil sembla si véritablement étonné que je me retournai pour le regarder en face. Même un homme outrageusement bon ne peut se vanter de ne jamais mentir, de ne jamais dissimuler en présence de sa femme. Mais il était clair que Nikhil ne jouait pas la surprise.

— Il a insolemment barré le passage à Sandip Babu, continua Bimala. Il a dit qu’il avait des ordres…

— Des ordres de qui ? demanda Nikhil.

— Est-ce que je sais ! s’écria impatiemment Bimala, les yeux brillants d’indignation.

Nikhil fit venir le domestique et le questionna.

— Ce n’est pas de ma faute, répéta Nanku d’un ton maussade. J’avais des ordres.

— Qui t’avait donné des ordres ?

— La Bara Rani.

Nous demeurâmes un moment sans parler. Quand le domestique fut sorti, Bimala dit :

— Il faut que Nanku quitte la maison.

Nikhil ne répondit pas. Je voyais bien que son sens de l’équité l’empêchait d’admettre ce point de vue. Mais cette fois il avait affaire à forte partie. Bimala n’était pas femme à s’en laisser imposer. Il faudrait bien qu’elle réponde à sa belle-sœur en punissant le domestique. Et ses yeux jetaient des éclairs, tandis que Nikhil gardait le silence.

Elle ne savait comment exprimer son mépris pour la faiblesse de caractère de son mari. Mais Nikhil quitta la chambre sans avoir dit une parole de plus.

Le jour suivant, Nanku avait disparu. J’appris qu’il avait été envoyé dans un autre endroit du domaine, et que ses gages n’avaient pas été diminués.

J’entrevis l’orage que cet incident déchaînait derrière la scène. Nikhil est un être étrange, tout différent des autres hommes.

Désormais Bimala prit l’habitude de m’envoyer prier de la rejoindre dans le bureau, sans chercher de subterfuges, sans prétendre à un hasard. Ainsi ce qui était sous-entendu se trouva nettement exprimé. La belle-fille d’une maison princière vit dans une région étoilée, si distante du commun des hommes qu’il n’y a aucun chemin pour l’atteindre. Quel progrès triomphal de la vérité que cette chute insensible mais persistante de tous les voiles opaques de la coutume, jusqu’à ce qu’enfin la nature elle-même se montre dans sa nudité !

La vérité ? Certes, c’est la vérité ! L’attrait réciproque de l’homme et de la femme est une loi fondamentale. Tout le monde de la matière, du haut en bas de l’échelle des êtres, s’y conforme. Et cependant l’homme se plaît à la dissimuler aux regards derrière le voile des mots ; grâce à de petites sanctions, à de pauvres défenses, il en fait un ustensile domestique. Il ne serait guère moins absurde de vouloir fondre tout le système solaire pour en offrir une chaîne de montre à son gendre10.

Quand, malgré tout, la réalité s’éveille à l’appel de la vérité toute nue, quels pleurs, quels grincements de dents ! Mais peut-on discuter avec la tempête ? Elle ne se donne pas la peine de répondre : elle secoue et terrasse.

Je jouis de la révélation de cette vérité à mesure qu’elle se dévoile. Ces pas qui tremblent, ces visages qui se détournent me sont doux. Et douces sont les tromperies qui ne trompent pas seulement les autres, mais Bimala elle-même. Quand la réalité est forcée de faire face à l’irréel, la tromperie est sa meilleure arme ; car les ennemis de la réalité tentent toujours de lui faire honte en l’appelant grossière, en sorte qu’elle est forcée de se cacher ou de porter quelque déguisement. Les circonstances ne lui permettent pas d’avouer franchement : oui, je suis grossière, parce que je suis vraie. Je suis chair. Je suis passion. Je suis faim, sans honte, et sans bonté.

Tout me devient limpide. Le rideau s’écarte : et je puis voir la catastrophe qui se prépare. Ce petit ruban rouge qu’on voit parmi les masses luxuriantes de sa chevelure, et qui semble empourpré d’un désir secret, est comme un mince nuage rouge qui porte l’orage.