Je sens la chaleur de chaque pli de son sari, de chaque mouvement de sa robe, bien plus sans doute qu’elle ne la sent elle-même.
Bimala n’était pas consciente parce qu’elle avait honte de la réalité, à qui les hommes ont donné le nom maudit de Satan. C’est pourquoi il faut qu’elle se glisse dans le jardin du Paradis, sous la forme d’un serpent, pour murmurer ses secrets à l’oreille de la femme et la rendre rebelle. Adieu à toute tranquillité ! Et vienne ensuite la mort !
Ma pauvre petite Reine Abeille vit dans un rêve. Elle ne sait où la portent ses pas. Il ne serait pas prudent de l’éveiller avant l’heure. Il vaut mieux que je feigne d’être inconscient moi aussi.
L’autre jour, pendant le dîner, elle me regardait curieusement, sans se rendre compte de ce que signifient de tels regards. Comme mes yeux se posaient sur les siens, elle détourna la tête en rougissant.
— Vous êtes surprise de mon appétit, lui dis-je. Je puis tout dissimuler, sauf ma gourmandise. Mais pourquoi rougir pour moi puisque je suis sans honte moi-même ?
Elle rougit plus furieusement encore.
— Non, non, balbutia-t-elle, je voulais seulement…
— Je sais, répondis-je. Les femmes ont un faible pour les gourmands, car c’est notre gourmandise qui nous met à leur merci. L’indulgence qu’elles m’ont toujours témoignée me rend d’autant plus éhonté. Regardez donc disparaître les bons morceaux ; je compte bien savourer chacun d’eux.
L’autre jour je lisais un livre anglais qui traite des problèmes sexuels avec le réalisme le plus audacieux. Je l’avais laissé traîner dans le bureau. Comme j’y entrais le jour suivant, je trouvai Bimala assise et lisant ce livre. Au bruit de mes pas, elle le déposa en hâte et le cacha sous un autre volume, un recueil des poèmes de Mrs. Heman.
— Je n’ai jamais pu comprendre, dis-je, pourquoi les femmes semblent honteuses quand on les surprend en train de lire des vers. Que nous autres hommes, notaires ou ingénieurs, nous en soyons honteux, rien de plus naturel. Si nous voulons lire de la poésie, ce ne devrait être qu’au milieu de la nuit et toutes portes closes. Mais les femmes sont si bien faites pour la poésie ! Le Créateur lui-même est poète lyrique et, assis à ses pieds, Jayadeva11 dut pratiquer l’art divin.
Bimala ne répondit rien et rougit seulement. Elle se leva comme pour quitter l’appartement. Je protestai :
— Non, non. Je ne veux que prendre un livre que j’ai laissé ici, et je me sauve.
Puis, prenant mon livre sur la table, j’ajoutai :
— C’est fort heureux que vous n’ayez pas songé à parcourir ce livre-ci.
— Et pourquoi ? dit-elle.
— Parce que ce n’est pas de la poésie. Seulement des faits brutaux exprimés brutalement, sans grâces mièvres. Je voudrais bien que Nikhil pût le lire.
Bimala fronça légèrement le sourcil et murmura :
— Qu’est-ce qui vous fait désirer qu’il le lise ?
— Nikhil est un homme, l’un d’entre nous. Mon seul grief contre lui est qu’il se plaise à une vision brumeuse de ce monde. C’est pourquoi, ne l’avez-vous pas remarqué ? il considère le Swadeshi comme une sorte de poème dont la mesure doit être maintenue toujours conforme aux règles de l’art. Nous autres, armés des massues de notre prose, nous sommes les iconoclastes du vers.
— Quel rapport y a-t-il entre votre livre et le Swadeshi ?
— Vous le verriez bien si vous le lisiez. Nikhil veut se conduire selon des maximes toutes faites, qu’il s’agisse du Swadeshi ou de toute autre chose ; et ainsi, à chaque tournant, il se heurte à la nature humaine, et croit tout arranger en lui disant des injures. Il ne comprendra jamais que la nature humaine a été créée longtemps avant les phrases et qu’elle leur survivra longtemps.
Bimala garda un moment le silence. Puis elle dit gravement :
— Mais n’est-il pas aussi conforme à la nature de désirer s’élever au-dessus d’elle ?
Je souris intérieurement : Ce ne sont pas là des paroles de vous, pensai-je. Vous les avez apprises de Nikhil.
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