J’étais sa reine, j’étais assise à ses côtés ; mais c’était ma joie de croire que ma place véritable était à ses pieds.

Depuis lors on m’a enseigné bien des choses ; et j’ai appris la langue de notre âge, si bien que ces mots que j’écris semblent rougir de honte parmi la prose où je les trace. Et, si l’on ne m’avait pas montré l’idéal nouveau de la vie moderne, je penserais tout naturellement que, de même qu’il n’a pas dépendu de moi de naître une femme, cet élément d’adoration que comporte l’amour d’une femme n’est pas seulement comme un passage emprunté à un poème romantique et pieusement inscrit, d’une plume appliquée, dans l’album d’une pensionnaire.

Mais mon mari ne me donnait aucune occasion de l’adorer. C’était là sa grandeur. Il y a des lâches qui exigent comme un droit la dévotion absolue de leur femme : et c’est une humiliation pour eux comme pour elle.

Son amour pour moi semblait déborder d’un flot de richesse et de dévouement. Mais j’étais mieux faite pour donner que pour recevoir. Car l’amour est un vagabond et ses fleurs fleurissent plus volontiers au bord des routes poussiéreuses que dans le cristal des vases.

Mon mari ne pouvait pas s’affranchir tout à fait des vieilles traditions qui avaient cours dans notre famille. Il nous était difficile de nous rencontrer à quelque heure qu’il nous plût4. Je savais exactement les heures où il pouvait me rejoindre : ainsi nos rencontres étaient amoureusement attendues et préparées ; elles ressemblaient aux rimes d’un poème qui ne peuvent venir que par le sentier des vers.

Après avoir terminé le travail du jour et pris mon bain de l’après-midi, j’avais coutume de me coiffer, de rafraîchir sur mon front la trace vermillon et de revêtir mon sari soigneusement plissé. Alors, le corps et l’esprit libérés de tout soin domestique, je les consacrais, en cette heure choisie, par des rites choisis, à un être unique. Cette heure que je passais avec lui chaque jour était courte ; pourtant elle était infinie.

Mon mari avait coutume de dire que l’homme et la femme sont égaux dans l’amour à cause des prétentions égales qu’ils ont l’un sur l’autre. Jamais je ne discutais cette théorie avec lui ; mais mon cœur me disait que l’amour n’est jamais dans le plan de la véritable égalité.

Mon bien-aimé, il était digne de vous de ne jamais vouloir mes adorations. Mais, si vous les aviez acceptées, vous m’auriez rendu un grand service. Vous montriez votre amour en me parant, en m’instruisant, en me donnant ce que je demandais et ce que je ne demandais pas. J’ai vu les profondeurs d’amour qu’il y avait dans vos yeux quand vous me regardiez. J’ai entendu le soupir douloureux et secret que vous supprimiez par amour pour moi. Vous aimiez mon corps comme s’il avait été une fleur du paradis. Vous aimiez mon être tout entier comme s’il avait été le don de quelque rare Providence.

Un amour si prodigieux me donnait l’orgueil de croire que c’était mes seules richesses qui vous avaient attiré à moi. Mais une telle vanité arrête chez une femme le libre abandon de l’amour. Quand je suis assise sur le trône d’une reine et que j’exige des hommages, l’exigence augmente sans cesse. Rien ne peut la satisfaire. Peut-il y avoir de vrai bonheur pour une femme à sentir le pouvoir qu’elle exerce sur un homme ? Abaisser son orgueil devant l’amour est le seul salut d’une femme.

Je me rappelle aujourd’hui combien, au temps de notre bonheur, les feux de l’envie s’allumaient tout autour de moi. Rien n’était plus naturel : car n’avais-je pas rencontré ce bonheur par hasard, et sans le mériter ? Mais la Providence ne permet pas à la bonne fortune de durer toujours, à moins que sa dette d’honneur ne soit entièrement payée, jour après jour, au cours de longs jours. Dieu nous accorde des présents : mais il dépend de nous de les prendre et de les garder. Tant pis pour les faveurs qui échappent aux mains indignes.

La grand-mère et la mère de mon mari avaient été toutes deux célèbres pour leur beauté. Et ma belle-sœur, elle aussi, était d’une beauté peu commune.

Après que le destin les eut l’une après l’autre si durement traitées, la grand-mère jura qu’elle n’exigerait pas que la femme de son dernier petit-fils fût belle. Ce furent les signes de bon augure dont j’étais dotée qui me firent entrer dans cette famille ; je n’avais aucune autre raison d’y figurer. Les dames de cette maison princière n’avaient guère reçu leur dû de respect. Elles s’étaient toutefois accoutumées aux façons de la famille ; elles avaient réussi à garder la tête haute, soutenues par leur dignité de Ranis de grande maison, malgré leurs larmes noyées chaque jour dans l’écume du vin, au tintement des anneaux sur les chevilles des danseuses. Était-ce à cause de moi que mon mari ne touchait jamais aux liqueurs et ne dissipait pas sa jeunesse dans les marchés de chair féminine ? Avais-je quelque charme à calmer l’âme sauvage des hommes ? J’avais eu de la chance, rien de plus. Car la destinée avait été dure à ma belle-sœur.