La fête de la vie avait cessé pour elle bien avant le soir de ses jours ; et sa beauté continuait de briller comme une lampe, dans les salles vides, brûlant toujours en vain, au silence éternel des musiques.
Elle affectait de mépriser les idées modernes de mon mari. Quelle sottise de laisser voguer le navire de la famille, lourdement chargé de gloires séculaires, sous le pavillon d’une seule petite fille ! J’ai souvent senti le fouet de son dédain. J’étais une voleuse qui avait dérobé l’amour d’un mari, un geai sans vergogne paré des plumes du paon. Les vêtements bigarrés et de coupe moderne dont mon mari aimait à m’orner excitaient autour de moi une colère jalouse. N’a-t-elle pas honte, disait-on, de ressembler à une vitrine de boutique ? Si encore si elle était belle !
Mon mari n’ignorait rien de tout cela. Mais il n’y avait pas de bornes à sa douceur. Il me suppliait de pardonner.
Je lui dis un jour :
— L’esprit des femmes est si petit, si tordu !
— Comme les pieds des Chinoises, répliqua-t-il ; n’est-ce pas la société qui les a pressés et déformés ?
Ma belle-sœur ne manquait jamais d’obtenir de mon mari tout ce qu’elle voulait. Il ne se demandait pas si ces requêtes étaient justes et raisonnables. Mais ce qui m’exaspérait surtout, c’est qu’elle n’en était pas reconnaissante. J’avais promis à mon mari que je ne répondrais pas aux sarcasmes de ma belle-sœur. Mais je n’en étais que plus furieuse au-dedans. Il me semblait que la bonté a des limites qu’un homme ne franchit pas sans lâcheté. Dirai-je toute la vérité ? J’ai souvent désiré que mon mari fût assez viril pour être un peu moins bon.
Ma belle-sœur, la Bara Rani5, était jeune encore et n’avait aucune prétention à la sainteté. Bien au contraire, elle avait la parole, la plaisanterie, et le rire hardis ; et les jeunes filles dont elle s’entourait étaient d’une remarquable impudence. Mais personne ne l’en blâmait. N’était-ce pas là le ton de la maison ? Je pensais que la chance que j’avais eue de trouver un mari parfait était une écharde dans sa chair. Mais Nikhil sentait plus la tristesse de son sort que les défauts de son caractère.
II
Mon mari désirait vivement me faire sortir du Purdah6.
Un jour je lui dis :
— Qu’ai-je à faire avec le monde extérieur ?
— Le monde extérieur peut avoir affaire à vous, répondit-il.
— Si le monde extérieur s’est passé de moi si longtemps, il peut bien s’en passer quelque temps encore ; il ne risque pas d’en mourir.
— Je me moque bien qu’il périsse, ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Mais je songe à moi-même.
— En vérité ? Parlez-moi donc de vous-même.
Il se tut et sourit. Je connaissais ce silence souriant.
— Non, non, protestai-je, vous ne m’échapperez pas ainsi. Je veux vider cette querelle avec vous.
— Peut-on jamais rien terminer par des mots ?
— Ne parlez pas par énigmes. Dites-moi…
— Ce que je désire c’est que nous nous appartenions plus complètement devant le monde. C’est en cela que nous avons encore une dette l’un envers l’autre.
— Notre amour est donc imparfait entre les murs de la maison ?
— À la maison vous êtes comme enveloppée par moi. Vous ne pouvez savoir ni ce que vous possédez, ni ce qui vous manque.
— Je ne puis supporter de vous entendre parler de la sorte.
— Je voudrais vous voir avancer jusqu’au cœur du monde extérieur, pour y rencontrer la réalité. Vous n’êtes pas faite pour vivre toujours dans le monde des conventions et des soins ménagers. Il faut que nous nous rencontrions, que nous nous reconnaissions l’un l’autre dans le monde véritable pour que notre amour aussi soit véritable.
— S’il y a vraiment ici quelque empêchement à notre amour, je n’ai plus rien à dire. Mais, quant à moi, je ne sens rien qui me manque.
— Eh bien, si même l’empêchement n’existe que pour moi, pourquoi n’aideriez-vous pas à le supprimer ?
Ces discussions se renouvelaient souvent. Il me dit un jour :
— L’homme gourmand qui aime le poisson bouilli n’a pas de scrupule à découper le poisson selon ses besoins. Mais l’homme qui aime les poissons vivants veut aller les contempler dans l’eau ; et, si cela n’est pas possible, il attend sur la rive ; et, même s’il rentre chez lui sans avoir rien vu, il a la consolation de savoir que le poisson est heureux dans la mer. La perfection vaut mieux que tout ; mais, à défaut de perfection, cherchons ce qui en approche le plus.
Je goûtais peu la façon dont mon mari parlait de ces choses. Mais j’avais d’autres raisons pour refuser de quitter le Zenana.
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