Je ne les désire pas ; ils me sont imposés, comme des amendes et des châtiments, par la loi de notre âge moderne.

Mon mari ne pouvait supporter les exagérations ; je vis bien que celle-là lui déplaisait. Mais toutes les parures ne sont-elles pas des exagérations ? Elles ne sont pas de Dieu, elles sont de l’homme. Je me rappelle qu’une fois, pour défendre un mensonge dont je m’étais rendue coupable, je dis à mon mari : « Il n’y a que les arbres, les bêtes, les oiseaux qui disent la vérité sans mélange » ; c’est que les pauvres créatures n’ont pas le pouvoir d’inventer ; en cela, les hommes, et les femmes plus encore, montrent leur supériorité. Une profusion de parures ne messied pas à une femme, ni une profusion de mensonges.

Comme je traversais le passage qui mène au Zenana, je trouvai ma belle-sœur près d’une fenêtre qui domine les pièces de réception. Elle cherchait à voir à travers la jalousie.

— Vous ici ? m’écriai-je.

Elle répondit :

— Oui, ma chère ! J’espionne !

V

Quand je retournai au salon, Sandip s’excusa avec tendresse.

— Je crains que nous ne vous ayons gâté l’appétit, dit-il.

Je me sentis rougir. En effet, j’avais expédié mon dîner avec une hâte indécente. Le plus simple calcul permettait de comprendre que j’avais laissé plus de nourriture que je n’en avais prise : mais je ne m’étais pas imaginé que quelqu’un pût s’amuser à ce calcul.

Je présume que Sandip se rendit compte de ma gêne, ce qui l’augmenta encore.

— Je suis bien sûr, dit-il, que vous avez envie de vous enfuir comme une biche. Et je tiens pour une grande faveur que vous ayez daigné vous souvenir de votre promesse.

Incapable de trouver une réponse convenable à ces propos, je m’assis à l’un des bouts du divan, rougissante et gênée. Comme j’étais loin de réaliser cette vision que j’avais eue de moi-même comme l’incarnation de la Shakti nationale, majestueuse et couronnant Sandip Babu par ma seule présence !

Sandip entraîna mon mari dans une discussion. Il savait bien que la dispute aiguisait encore son esprit subtil. J’ai souvent remarqué depuis qu’il ne perdait jamais l’occasion de se livrer à une passe d’armes en ma présence.

Il connaissait les opinions de mon mari sur le culte du Bande Mataram.

— Ainsi, lui dit-il, avec un désir manifeste de le provoquer, vous croyez que, dans cette œuvre patriotique, il faut s’interdire tout appel à l’imagination ?

— Certes non, Sandip ; l’imagination y a sa place ; mais elle ne saurait prendre toute la place. Je veux connaître mon pays dans toute sa réalité ; et c’est pourquoi j’ai peur et honte à la fois de faire usage de forces hypnotiques en faveur de la patrie.

— Ce que vous appelez forces hypnotiques, je l’appelle, moi, vérité. Je crois sincèrement en mon pays comme en un dieu. J’adore l’Humanité. Dieu se manifeste ensemble dans l’homme et dans la patrie.

— Si c’est là vraiment ce que vous croyez, il ne devrait y avoir pour vous de différence ni d’homme à homme ni de patrie à patrie.

— Il est vrai. Mais mon pouvoir est limité ; en sorte que je fais tenir mon culte de l’humanité dans le culte de ma patrie.

— Je n’ai aucune objection à votre culte en tant que culte. Mais comment prétendez-vous adorer Dieu en haïssant d’autres patries qui sont, tout comme la vôtre, des manifestations de Dieu ?

— La haine est un complément du culte. Arjuna conquit la faveur de Mahadeva en combattant avec lui. Dieu sera avec nous en définitive si nous sommes prêts à lui livrer bataille.

— S’il en est ainsi, ceux qui servent leur pays et ceux qui lui font du mal sont également des dévots. Et dans ce cas, à quoi bon prêcher le patriotisme ?

— Quand il s’agit de son propre pays, la haine est hors de cause, le cœur demande impérieusement à adorer.

— Si vous poussez le raisonnement plus loin, vous en arriverez à dire que, puisque Dieu se manifeste en nous, notre moi doit être adoré avant toute chose, puisque notre instinct naturel le réclame.

— Tout cela, dit-il n’est que logique desséchée. Ne pouvez-vous pas admettre l’existence des sentiments ?

— Je vous dis la vérité, Sandip, répondit mon mari. Ce sont mes sentiments qui sont outragés quand vous essayez de donner l’injustice pour un devoir, et l’iniquité pour un idéal moral. Ce n’est pas par logique que je suis, par exemple, incapable de voler ; c’est parce que j’ai un sentiment de respect pour moi-même et pour un certain idéal.

J’enrageais au-dedans de moi. Je ne pus garder plus longtemps le silence :

— L’histoire de tous les pays, m’écriai-je, celle de France comme celle d’Angleterre, celle d’Allemagne comme celle de Russie, n’est-elle pas l’histoire des vols commis pour la patrie ?

— Ils ont à répondre de ces vols. Leur histoire n’est pas encore finie.

— Quoi qu’il en soit, répondit Sandip, pourquoi ne les imiterions-nous pas ? Commençons par remplir les coffres de notre patrie de richesses volées : puis, pendant des siècles, s’il est nécessaire, portons, comme font ces pays, la responsabilité de nos vols. Mais, je vous le demande, où voyez-vous cette « responsabilité » dans l’histoire ?

— Quand Rome payait le prix de son péché, personne ne le savait. Sa prospérité semblait sans limite. Mais ne voyez-vous pas que ces sacs politiques que les peuples portent sur leur dos éclatent de trahisons et de mensonges et leur brisent l’échine sous leur poids ?

Je n’avais jamais eu auparavant l’occasion d’assister à un débat entre mon mari et ses amis. Quand il discutait avec moi, je sentais bien que, par amour, il se refusait à me mettre au pied du mur. Ce jour-là, je connus pour la première fois son adresse aux escarmouches de la discussion.

Et pourtant mon cœur se refusa à admettre la position qu’il avait prise.