Je lui en demandai la raison :

— J’admire comme vous voilà faite ! dit-elle.

— Qu’a donc mon costume de si divertissant ? demandai-je, fort ennuyée.

— Il est superbe, dit-elle. Mais je pensais qu’un de ces corsages décolletés, à l’anglaise, l’aurait rendu parfait.

Sa bouche, ses yeux, tout son corps semblaient frémir d’un rire retenu tandis qu’elle quittait la chambre.

J’étais furieuse ; j’aurais voulu enlever tout ce que je portais et mettre mes vêtements de tous les jours. Je ne sais quoi me retint. Les femmes sont l’ornement de la société, pensai-je. Et mon mari ne voudrait pas que je parusse devant Sandip Babu en vêtements trop simples.

J’avais décidé de faire mon entrée après qu’ils fussent mis à table. Je pensais que, dans le va-et-vient du service, la première gêne passerait plus facilement. Mais le dîner ne fut pas prêt à temps et mon mari m’appela pour me présenter notre hôte.

J’osais à peine regarder Sandip Babu. Pourtant je réussis à dire :

— Je suis désolée que le dîner soit en retard.

Il vint avec la plus grande aisance s’asseoir à mes côtés et me répondit :

— Je dîne chaque jour, quoi qu’il arrive. Mais la déesse de l’abondance reste derrière la scène. Maintenant que la déesse est apparue, peu m’importe que le dîner reste en arrière.

Ses manières avaient la même emphase que ses discours publics. Il était dénué de toute hésitation et semblait accoutumé à occuper sans conteste la place qu’il avait choisie. Il réclamait avec tant de confiance son droit à l’intimité qu’on se serait mis dans son tort en le lui contestant.

J’étais terrorisée à l’idée que Sandip pût me prendre pour une petite provinciale quelconque. Pourtant je me sentais incapable de la moindre repartie qui pût le charmer ou l’éblouir. Et je me demandais avec rage ce qui pouvait me rendre si empruntée en sa présence.

Le dîner fini, j’allais me retirer, mais Sandip, avec son aisance coutumière, se plaça entre moi et la porte :

— Ne pensez pas, dit-il, que je sois gourmand. Ce n’est pas pour le dîner que je suis resté. C’est à cause de votre invitation. Si vous vous sauvez maintenant, ce ne serait pas jouer franc-jeu avec votre hôte.

S’il n’avait pas dit ces quelques mots avec une aisance si négligée ils auraient paru hors de propos. Mais, après tout, n’était-il pas assez l’ami de mon mari pour me considérer comme sa sœur ?

Tandis que j’essayais d’imiter ce ton si vivement intime, mon mari vint à mon secours :

— Pourquoi, dit-il, ne reviendriez-vous pas auprès de nous quand vous aurez dîné vous-même ?

— Mais nous ne vous laisserons partir, ajouta Sandip, qu’après avoir reçu votre parole.

— Je reviendrai, dis-je avec un léger sourire.

— Je vais vous dire, continua Sandip, pourquoi je n’ai pas confiance en vous. Nikhil a été marié neuf ans et, pendant tout ce temps, vous m’avez toujours évité. Si vous agissiez de même pendant neuf ans encore, nous ne nous reverrions pas.

Je saisis l’esprit de sa remarque, et je baissai la voix pour lui répondre :

— Mais pourquoi, même alors, ne nous rencontrerions-nous pas ?

— Mon horoscope me dit que je dois mourir jeune. Aucun de mes ancêtres n’a dépassé la trentaine. J’ai maintenant vingt-sept ans.

Il savait que ces mots porteraient. Il dut y avoir une nuance de chagrin dans ma voix plus basse quand je lui répondis :

— Mais les bénédictions de tout le pays détourneront sûrement la mauvaise influence des astres.

— Il faut alors que les bénédictions du pays soient prononcées par sa déesse. Et si je désire tant que vous reveniez, c’est pour que mon talisman puisse agir dès demain.

Sandip mettait à toutes choses un entrain si impétueux que je ne trouvai pas le loisir de m’offenser de ce que je n’aurais jamais toléré d’un autre.

— Ainsi, conclut-il, je vais garder votre mari en otage jusqu’à votre retour.

Comme je sortais, il s’écria encore :

— Puis-je vous faire une petite requête ?

Je tressaillis et me retournai :

— N’ayez crainte, dit-il. C’est seulement un verre d’eau. Vous avez remarqué peut-être que je n’ai rien bu au dîner. Je prends de l’eau un peu plus tard.

Là-dessus je dus faire marque d’intérêt et lui demander la raison de ce régime. Il commença à me faire l’historique de sa mauvaise digestion. Il me dit qu’il en avait souffert pendant sept mois, et que, après toutes sortes d’aventures homéopathiques et allopathiques, il avait obtenu un résultat étonnant par des méthodes nationales.

— Vous voyez, dit-il, Dieu a voulu que mes infirmités mêmes fussent guéries par des pilules de Swadeshi.

À ces mots, mon mari rompit le silence :

— Avouez que vous avez pour les médicaments étrangers autant d’attraction que la terre pour les météores. Vous en avez chez vous trois rayons chargés…

Sandip l’interrompit :

— Savez-vous ce qu’ils sont ? Ils sont la police qui me punit.