La Marche de Radetzky
Du même auteur
Aux mêmes éditions
La Marche de Radetzky
roman, 1982 et nouvelle édition 2013
coll. « Points Grand Roman », n° 8
La Crypte des capucins
roman, 1983
coll. « Points », n° 196
Tarabas, un hôte sur cette terre
roman, 1985
coll. « Points Grand Roman », n° 2285
Juifs en errance
suivi de
l’Antéchrist
essais, 1986 et 2009
La Légende du saint buveur
nouvelle, 1986
La Rébellion
roman, 1988
coll. « Points », n° 1510
Les Fausses mesures
roman, 1989
Croquis de voyage
récits, 1994
Le Marchand de corail
nouvelles, 1996
Gauche et droite
roman, 2000
Zipper et son père
roman, 2004
Le Roman des Cent-Jours
2004
La Filiale de l’enfer
Écrits de l’émigration
2005
Lettres choisies (1911-1939)
2007
Prix Sévigné
Le Cabinet des figures de cire précédé d’Images viennoises
Esquisses et portraits
2009
Job
Roman d’un homme simple
2012
et
DAVID BRONSEN
Joseph Roth
biographie, 1994
Ce livre est édité par Anne Freyer-Mauthner
Titre original : Radetskymarsch (1932)
Éditeurs originaux et © : Verlag Albert de Lange, Amsterdam, 1950,
& Verlag Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 1990
La première édition française de cet ouvrage
a été publiée par la Librairie Plon, Paris
ISBN 978-2-02-111267-6
ISBN 1re publication brochée Seuil : 978-2-02-006270-1
© Éditions du Seuil, 1982 pour la traduction française,
1995 pour la présentation,
mai 2013 pour la présente édition.
www.seuil.com
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Présentation
par Stéphane Pesnel
7 août 1848. Pour la première fois retentissent à Vienne les accents joyeux et triomphaux de la Marche de Radetzky, que vient d’écrire Johann Strauss père afin de fêter l’écrasement de l’insurrection italienne en Lombardie-Vénétie et l’entrée dans Milan des troupes autrichiennes commandées par l’une des gloires militaires de l’empire, le maréchal octogénaire Johann Joseph Wenzel Radetzky von Radetz. À la fin de la même année, un jeune archiduc monte sur le trône impérial et entame, sous le nom de François-Joseph Ier, l’un des règnes les plus longs de l’histoire.
Que Joseph Roth ait choisi de placer son chef-d’œuvre sous les auspices de la célèbre marche ne relève ni du hasard, ni d’un quelconque folklore viennois. Symbole d’un empire encore capable de contenir les visées indépendantistes des peuples qui le composent, la Marche de Radetzky scande le récit du lent effondrement de la monarchie des Habsbourg comme si elle voulait en conjurer la menace par son rythme entraînant et la verdeur de ses timbres. Hélas, les clameurs discordantes des particularismes (hongrois notamment), l’Internationale, chant de ralliement de la classe ouvrière, ainsi que les mélodies frivoles de l’opérette viennoise finissent par recouvrir les fifres, les cymbales et les tambours de cette marche militaire que Roth surnommait la « Marseillaise du conservatisme ».
Il n’est pas innocent non plus que le roman de Roth, tout en prenant comme point de référence implicite les victoires du maréchal Radetzky, s’ouvre sur la défaite de Solferino en 1859, qui permet aux Italiens de reprendre la Lombardie. À partir de ce moment, l’histoire de l’empire ne sera plus qu’une succession quasiment ininterrompue d’échecs et de compromis, et la musique de Johann Strauss père un simple souvenir de la grandeur passée, auquel le sous-lieutenant Charles-Joseph von Trotta ne cessera de se raccrocher désespérément.
Roman historique retraçant l’inéluctable désagrégation de l’Autriche-Hongrie, La Marche de Radetzky est cependant avant tout le roman d’une famille. À l’exception notable de la bataille de Solferino, de l’attentat de Sarajevo et de la mort de François-Joseph Ier, qui fixent le cadre temporel du récit, Joseph Roth ne mentionne aucun repère historique et donne la priorité à la description du destin des Trotta ainsi qu’à l’évocation de provinces slaves de la Couronne comme la Moravie et la Galicie. Par contrecoup, chaque événement familial ou local – la mort du serviteur Jacques ou une grève ouvrière à la frontière austro-russe – prend une ampleur insoupçonnée. S’il veut parvenir à saisir la vérité d’une époque, le romancier se doit en effet selon Roth d’être un chroniqueur du quotidien, attentif aux existences modestes et dissimulées. Comme il l’écrit en 1932 lorsqu’il présente La Marche de Radetzky aux lecteurs de la Frankfurter Zeitung, « la mission humble et noble qui incombe [à l’écrivain] consiste à glaner les destins privés que l’Histoire, aveugle et insouciante, à ce qu’il semble, laisse tomber sur son passage ».
Claudio Magris a vu dans cette prédilection de Roth pour le monde du quotidien, des petites choses et des destinées anonymes une conception profondément judaïque de l’histoire et de la temporalité : « Pour Roth, écrit-il, l’Histoire signifie dispersion, exil. Et dans l’exil, tout nouveau bouleversement ne peut signifier qu’un nouvel exode, une nouvelle dispersion, un nouveau pogrome. » Méfiance fondamentale à l’encontre de l’histoire humaine qui apparaît clairement dans Job. Roman d’un homme simple ou Tarabas, mais qui sous-tend également toute La Marche de Radetzky. L’acte de bravoure de Joseph Trotta, qui sauve la vie à l’empereur sur le champ de bataille de Solferino, arrache irrémédiablement les Trotta à leurs origines paysannes slovènes. Dès lors, tout rêve d’un retour à ce hors-temps mythique et à cette harmonie de la Création que semble symboliser le village de Sipolje ne peut que se révéler illusoire. La faveur de Sa Majesté apostolique, impériale et royale, qui accorde aux Trotta une particule et sa constante protection, prend ainsi les traits d’une malédiction qui les maintient comme malgré eux dans la sphère historique.
Chacune à sa manière, les trois générations de la famille Trotta se définissent en réaction à l’histoire. Le héros de Solferino, conscient de l’écart qui s’est subitement creusé entre lui et ses ancêtres slovènes, s’indigne contre le travestissement épique de son geste dans un livre scolaire et n’aspire en fait qu’à sombrer dans l’oubli. Son fils, préfet en Moravie, se retranche dans les rituels qui rythment son existence et semblent assurer la permanence de l’empire. Nombreuses sont les similitudes qui unissent ce serviteur de la monarchie, « gardien de l’honneur, dépositaire du patrimoine » et l’empereur François-Joseph : tous deux, en charge d’un héritage qu’ils ont pour fonction de préserver, ignorent les métamorphoses du monde qui les entoure et se murent dans leur solitude. Indifférent aux événements, le regard bleu porcelaine de l’empereur se perd dans des lointains infinis, tandis que le préfet, incrédule et terrifié, s’interdit de prendre au sérieux les prédictions du seul personnage véritablement lucide du roman, le comte Chojnicki. Charles-Joseph enfin, le dernier des Trotta, est incapable de comprendre que les signes de la splendeur impériale, comme la procession de la Fête-Dieu à laquelle il assiste à Vienne, coïncident de moins en moins avec la réalité. Bien que son grand-père ait lui-même dénoncé les vains mirages des hauts faits guerriers, Charles-Joseph s’obstine à rêver d’une mort glorieuse au son de la Marche de Radetzky. En refusant d’admettre que l’héroïsme et l’épopée sont devenus impossibles à ce stade du monde historique, il se condamne cependant à réitérer de manière parodique les actes de son aïeul, notamment lorsqu’il « sauve » le portrait de l’empereur dans une maison close. Le véritable héroïsme n’est plus celui du champ de bataille, mais l’aveuglement digne et stoïque de personnages qui continuent fidèlement d’entretenir la flamme d’un monde qu’ils savent condamné. Le préfet von Trotta s’inscrit à cet égard dans toute une thématique, chère à la littérature autrichienne, du renoncement à l’action, rappelant entre autres les protagonistes solitaires des nouvelles de Ferdinand von Saar, ou encore l’écrivain Franz Grillparzer tel que Roth l’a décrit dans un célèbre portrait.
En même temps, ce conservatisme et cet immobilisme apparaissent à l’échelle historique comme responsables de l’effondrement de la Double Monarchie : l’incapacité à régler la question des nationalités, le repli sur deux univers clos, l’armée et l’administration, ainsi que la méconnaissance de l’émergence de nouvelles composantes de la société comme la bourgeoisie d’affaires et le prolétariat en sont les manifestations les plus visibles. Mais le reproche fondamental de Roth, clairement formulé dans La Crypte des capucins, est d’une nature plus profonde encore : en accordant un rôle prépondérant à Vienne, sa capitale, au détriment des territoires périphériques qui constituaient son essence, l’empire des Habsbourg s’est coupé de l’inestimable vitalité du monde slave comme de la richesse religieuse du judaïsme d’Europe orientale, où il aurait pu puiser l’énergie qui lui faisait tant défaut. Les personnages de La Marche de Radetzky font eux-mêmes l’expérience de la perte d’une « intégrité » éthique et spirituelle originelle, ce dont témoigne le motif récurrent de l’affaiblissement, voire de l’effacement des signes de la tradition : le portrait du héros de Solferino se dérobe aux interrogations renouvelées de Charles-Joseph, et le docteur Demant, à la veille de son duel, ne perçoit plus qu’à la manière d’un écho lointain le Shemah Israël que récitait son grand-père.
Construction politique trop fragile pour résister à l’histoire, l’empire aura tout de même été une grande idée, et c’est précisément cette ambivalence que reflète l’attitude du narrateur de La Marche de Radetzky.
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