Roth a toujours admiré le caractère supranational et même cosmopolite de la monarchie des Habsbourg, de même que sa pluralité culturelle, dans laquelle il voulait voir concrétisé l’idéal d’une coexistence harmonieuse du judaïsme et du catholicisme, du monde slave et du monde germanique. L’équilibre entre la diversité des régions, des peuples et des langues d’une part et l’unité du pouvoir d’autre part se manifeste dans ses romans par la présence, jusque dans les contrées les plus lointaines, de lieux et de personnages typiques : partout, dans le territoire de la Double Monarchie, on retrouve les mêmes gares, les mêmes monuments, les mêmes garçons de café et les mêmes serviteurs de l’empire…

L’inexorable progression de la barbarie hitlérienne a parfois amené Roth à idéaliser outre mesure l’Autriche-Hongrie de François-Joseph, particulièrement après l’Anschluss. Dans La Marche de Radetzky cependant, il est parvenu avec un talent incomparable à dresser, loin de toute glorification comme de toute accusation, l’inventaire mélancolique et nuancé d’un univers à jamais englouti, celui des mystérieux confins de l’empire, des provinces de la Couronne et de la Vienne impériale : « Un cruel dessein de l’Histoire a détruit mon ancienne patrie, la monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie qui me permettait d’être tout à la fois un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand au milieu de tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les qualités de cette patrie, et aujourd’hui encore, alors qu’elle est morte et disparue, je continue d’aimer ses défauts et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiés par sa mort. »

Paris, novembre 1994

Avant-propos à mon roman
La Marche de Radetzky1

Un cruel dessein de l’Histoire a détruit mon ancienne patrie, la monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie qui me permettait d’être tout à la fois un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand au milieu de tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les qualités de cette patrie, et aujourd’hui encore, alors qu’elle est morte et disparue, je continue d’aimer ses défauts et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiés par sa mort. Elle est passée presque sans transition du spectacle d’opérette au théâtre effroyable de la guerre mondiale. La fanfare militaire qui, à Vienne, accompagnait mon bataillon d’infanterie jusqu’à la gare du Nord jouait un pot-pourri de mélodies de Lehar et de Strauss, et le sifflement de la locomotive qui devait nous conduire au champ de bataille se mêlait aux sons de plus en plus ténus, emportés par le vent, des tambours et trompettes restés sur le quai, cependant que notre train filait vers la mort. C’était une semaine après la mort du vieil empereur. Dans ce même uniforme flambant neuf que nous portions à l’heure du départ, nous avions au moment de son enterrement formé une haie d’honneur devant la crypte des Capucins. On eût dit ainsi que c’était encore le défunt empereur qui nous envoyait à la mort. Et tandis qu’on l’enterrait avec la pompe retenue que le silence éternel des hommes tombés au combat et les épouvantables cris de douleur des mutilés avaient dictée au maître de cérémonies, nous savions tous, nous, ses soldats, que notre dernier empereur s’en était allé, et avec lui notre pays natal, notre jeunesse et notre monde. Son successeur était seulement l’administrateur, le dépositaire impuissant et provisoire d’un héritage dont les nouveaux propriétaires se tenaient déjà là à attendre qu’il leur échoie, avec dans les mains, garantis par écrit, les droits que l’histoire universelle leur avait concédés. Je comprenais bien que c’était la volonté de l’histoire universelle qui s’accomplissait là – son sens, toutefois, demeure assez souvent mystérieux pour moi. À supposer qu’elle soit véritablement le tribunal de l’humanité, l’Histoire ne me semble pas davantage à l’abri des erreurs et des fautes judiciaires qu’un simple tribunal de district ou de région. Avec une immense désinvolture, il lui arrive en effet d’abandonner au cinéma, à l’opérette filmée et aux ridicules propagateurs des plus communes vérités toutes faites le soin de s’ériger en juges de l’ancienne monarchie austro-hongroise. Et l’on découvre ainsi que Clio, muse toute de gravité tragique, se laisse parfois aller à céder à ses sœurs ô combien plus frivoles les tâches qui lui reviennent.

Quant à moi et à nombre de mes compatriotes dispersés à l’étranger, qui avons perdu une patrie et par là même un monde, c’est une Autriche bien différente qui nous est connue et familière, autre que celle qui, de son vivant déjà, s’est donnée à voir dans ses opérettes destinées à l’exportation, et qui après sa mort ne parvient plus à subsister que dans ses produits les plus galvaudés. J’ai connu et aimé la singulière et remarquable famille des Trotta, ces Spartiates parmi les Autrichiens, dont je veux raconter l’histoire dans mon livre intitulé La Marche de Radetzky. Dans leur ascension et dans leur déclin je crois être fondé à reconnaître l’empreinte de cette force obscure qui, à travers le destin d’une lignée, interprète celui d’une grande puissance historique.

Les peuples disparaissent, les empires s’effondrent (c’est de la succession de ces déclins que se compose l’Histoire). Le devoir moral qui revient à l’écrivain est de consigner ce qui est remarquable et singulier, et en même temps ce qui est proprement humain, et de le soustraire ainsi au passage du temps, à la fugacité des choses. La mission humble et noble qui lui incombe consiste à glaner les destins privés que l’Histoire, aveugle et insouciante, à ce qu’il semble, laisse tomber sur son passage.

Joseph Roth

1.

Cet avant-propos a paru dans la Frankfurter Zeitung du 17 avril 1932, en exergue à la prépublication du roman par épisodes dans ce même journal. Le romancier ne fera pas figurer ce texte dans la publication de La Marche de Radetzky sous forme de livre (édition originale : Berlin, Gustav Kiepenheuer, 1932).

Première partie

I

Les Trotta n’étaient pas de vieille noblesse. Le grand-père avait été anobli après la bataille de Solferino. Il était slovène et avait pris le nom de son village natal, Sipolje.