Ils répandaient un éclat de neige sur sa figure déjà blanche, ses favoris déjà blancs, ses cheveux déjà blancs. Mais ils surpassaient aussi en luminosité tout ce qu’on peut appeler lumineux en ce monde. Ces gants clairs tenaient un plateau sombre. La soupière fumante y reposait. Il l’eut bientôt posée au milieu de la table, avec soin, sans bruit et très vite. Suivant l’habitude ancienne, c’était Mlle Hirschwitz qui servait le potage. On venait au-devant des assiettes qu’elle vous tendait, la main accueillante, un sourire reconnaissant dans les yeux. Elle vous répondait par un nouveau sourire. Une chaude lueur dorée ondoyait dans les assiettes, c’était le potage. Un potage au vermicelle, transparent, avec de petites pâtes jaune d’or, enchevêtrées et délicates. M. von Trotta et Sipolje mangeait très vite, parfois avec colère. On eût dit qu’il anéantissait les plats, l’un après l’autre, avec une muette, noble et preste animosité. Il leur donnait le coup de grâce. Mlle Hirschwitz ne se servait que de petites portions à table mais, le repas fini, elle reprenait toute la suite des plats dans sa chambre. Charles-Joseph avalait hâtivement de brûlantes cuillerées et d’énormes bouchées. De cette façon, ils avaient tous fini en même temps. On ne disait pas un mot quand M. von Trotta et Sipolje se taisait.

Après le potage, on servait le Tafelspitz, bouilli de bœuf garni. C’était le plat dominical du vieux monsieur depuis d’innombrables années. La complaisante attention qu’il accordait à ce plat prenait plus de temps que la moitié du repas. Les yeux du préfet caressaient tout d’abord la tendre barde de lard qui entourait le colossal morceau de viande, puis les diverses petites assiettes où reposaient les légumes : les betteraves aux reflets violets, les graves épinards d’un vert saturé, la salade claire et gaie, l’âpre blanc du raifort, l’ovale impeccable des pommes de terre nouvelles nageant dans le beurre fondant, rappelant de gentils petits joujoux. Il entretenait de curieuses relations avec la nourriture. C’était comme s’il mangeait des yeux les principaux morceaux, son goût esthétique dévorait avant tout la quintessence des mets, leur spiritualité en quelque sorte ; quant au reste trivial qui entrait ensuite en contact avec la bouche et le palais, il était fastidieux, il convenait de l’engloutir sans plus attendre. La belle présentation des plats donnait autant de plaisir à M. von Trotta que leur simple nature. Car il tenait à une prétendue « cuisine bourgeoise », tribut qu’il payait tout autant à ses goûts qu’à son caractère, dont il disait en effet qu’il l’avait spartiate. Il unissait donc, avec une heureuse habileté, la satisfaction de son plaisir et les exigences de son devoir. Il était spartiate. Mais il était autrichien.

Il se prépara donc, comme tous les dimanches, à découper le Spitz.