Puis il revint aux sujets militaires : service de garde, règlement deuxième partie, composition d’un corps d’armée, force des régiments sur le pied de guerre. Brusquement, il demanda :
– Qu’est-ce que la subordination ?
– La subordination est l’aveugle obéissance, déclama Charles-Joseph, que tout subordonné doit à son chef et tout inférieur…
– Halte !
Son père l’interrompit et corrigea :
– Aussi bien que tout inférieur à son supérieur…
– Quand…, continua Charles-Joseph.
– Aussitôt que…, corrigea le préfet.
– Aussitôt que celui-ci prend le commandement.
Charles-Joseph poussa un soupir de soulagement. Midi sonnait.
C’est alors seulement que ses vacances commençaient. Un quart d’heure encore et il entendait, venant de la caserne, le premier rataplan des tambours de la musique militaire qui se mettait en marche. Tous les dimanches, aux environs de midi, elle jouait devant les bureaux du préfet qui ne représentait rien moins que Sa Majesté l’Empereur dans la petite ville. Charles-Joseph se tenait caché derrière l’épaisse vigne vierge du balcon et il recevait le concert de musique militaire comme un hommage. Il se sentait un peu parent des Habsbourg dont son père représentait et défendait le pouvoir en ce lieu et pour lesquels lui-même s’en irait un jour à la guerre et à la mort. Il savait tous les noms des membres de la suprême maison. Il les aimait tous sincèrement d’un cœur puérilement dévoué mais, plus que tous les autres, il aimait l’Empereur qui était bon et grand, supérieur et juste, infiniment lointain et tout proche, particulièrement attaché aux officiers de son armée. Mourir pour lui aux accents d’une marche militaire était la plus belle des morts, mourir au son de la Marche de Radetzky était la plus facile des morts. Les balles agiles sifflaient allègrement, en mesure, autour de la tête de Charles-Joseph, son sabre nu étincelait ; le cœur et le cerveau tout remplis de la grâce entraînante de cette musique, il tombait sous la griserie des roulements de tambours et son sang s’égouttait en un mince filet rouge sur l’or miroitant des trompettes, le noir profond des caisses et l’argent triomphal des cymbales.
Jacques, debout derrière lui, toussota. Le déjeuner allait donc commencer. Lorsque la musique cessait, on entendait un léger tintement d’assiettes venant de la salle à manger. Séparée du balcon par deux pièces, elle occupait juste le milieu du premier étage. Pendant le repas, la musique retentissait, lointaine mais distincte. Malheureusement, elle ne jouait pas tous les jours. Elle était bonne et utile. Douce et conciliatrice, elle enlaçait la solennelle cérémonie du repas, elle ne permettait pas que s’établît aucune de ces brèves et rudes conversations, si pénibles, que le préfet aimait tant à engager. On pouvait se taire, écouter, goûter la musique. Les assiettes avaient de minces filets bleu et or, qui pâlissaient. Charles-Joseph les aimait. Il y pensait souvent, au cours de l’année. Les assiettes, la Marche de Radetzky, au mur, le portrait de feu sa mère (dont l’enfant ne se souvenait plus), la lourde louche d’argent, le plat à poisson, les couteaux à fruits avec leur dos dentelé, les minuscules tasses à café et les fragiles petites cuillères, fines comme des piécettes d’argent, tout cela réuni signifiait : été, liberté, foyer.
Il remit à Jacques son ceinturon, son képi, ses gants et passa dans la salle à manger. Son père y arriva en même temps que lui et lui sourit. Peu après, Mlle Hirschwitz, la gouvernante, fit son entrée dans sa soie grise des dimanches, la tête droite, son lourd chignon sur la nuque, une impressionnante agrafe incurvée sur la poitrine, comme une sorte de cimeterre. On l’eût dite armée et cuirassée. Charles-Joseph souffla un baiser sur sa longue main dure. Jacques avança les sièges. Le préfet donna le signal de s’asseoir. Jacques disparut pour reparaître un moment après avec des gants blancs qui semblaient le transformer totalement.
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