Il rapprocha ses talons qui claquèrent, serra la main de la femme en regardant avec obstination son épaule droite et partit.

Une horloge sonnait sept heures. Le soleil se rapprochait des collines qui étaient maintenant du même bleu que le ciel, on les distinguait à peine des nuages. Un doux parfum s’exhalait des arbres de la route. Le vent du soir peignait les petites herbes des prés, sur les pentes, de chaque côté du chemin ; on les voyait onduler en frémissant sous sa grande main invisible et silencieuse. Au loin, dans les marais, les grenouilles commençaient à coasser. Dans le faubourg, à la fenêtre ouverte d’une maison jaune vif, une jeune femme regardait la rue déserte. Bien qu’il ne l’eût jamais vue, Charles-Joseph lui fit avec raideur un salut plein de respect. Elle lui répondit par un signe de tête légèrement étonné, mais reconnaissant. Il lui sembla qu’il venait seulement de prendre congé de Mme Slama. Cette femme inconnue et pourtant familière se tenait à sa fenêtre, comme un factionnaire, à la frontière de l’amour et de la vie. Quand il l’eut saluée, il se sentit rendu au monde. Il allongea le pas. À sept heures trois quarts exactement, Charles-Joseph, pâle, bref, et résolu comme il convient à un homme, annonçait son retour à son père.

Tous les deux jours, M. Slama, maréchal des logis-chef était de patrouille. Tous les jours, il venait à la préfecture avec un paquet de dossiers. Il ne rencontra jamais le fils du préfet. Tous les deux jours, à quatre heures de l’après-midi, Charles-Joseph se mettait en marche pour aller à la gendarmerie. Il la quittait à sept heures du soir. Le parfum qu’il rapportait de chez Mme Slama se mélangeait aux effluves des sèches soirées d’été et adhérait jour et nuit aux mains du jeune homme. À table, il veillait à ne pas s’approcher de son père plus qu’il n’était nécessaire.

– Cela sent l’automne ici, dit un soir M. von Trotta.

Il généralisait, Mme Slama usait systématiquement de réséda.

1.

Drame de Theodor Körner (N.d.T.).

2.

Beignets aux cerises. (N.d.T.)

III

Le portrait était accroché dans le fumoir du préfet, face aux fenêtres, si haut sur le mur que le front et les cheveux s’embrumaient dans le reflet brun sombre du plafond de bois. La curiosité du petit-fils tournait constamment autour de la personne disparue et de la gloire muette de son grand-père. Parfois, en de silencieux après-midi – les fenêtres étaient ouvertes, la paix saturée de l’été vigoureux entrait dans la pièce avec l’ombre vert foncé des marronniers du parc municipal, le préfet présidait l’une de ses nombreuses commissions en dehors de la ville ; au loin, dans un escalier, glissait le pas spectral du vieux Jacques, qui parcourait la maison en chaussons de feutre et recueillait, pour les nettoyer, chaussures, vêtements, cendriers, candélabres et lampadaires –, Charles-Joseph montait sur une chaise et considérait de près le portrait de son aïeul. Alors le portrait se désintégrait en de multiples taches, faites d’ombre profonde et de claire lumière, en traits de pinceau et en mouchetures, trame complexe de toile peinte, austère jeu de couleurs sur l’huile desséchée. Charles-Joseph descendait de sa chaise. L’ombre des arbres se jouait sur la redingote brune du modèle, les traits de pinceau, les mouchetures se rejoignaient pour former la physionomie familière, mais insondable, les yeux reprenaient leur regard habituel, lointain, qui s’embrumait au voisinage du plafond obscur. Tous les ans, aux grandes vacances se déroulaient les muets entretiens du petit-fils avec son grand-père. Le mort ne trahissait rien.