Le jeune garçon n’apprenait rien. D’année en année, le portrait semblait devenir plus pâle, s’enfoncer davantage dans l’au-delà, comme si le héros de Solferino glissait encore une fois dans la mort, comme si, de l’autre monde, il tirait lentement son souvenir à lui et comme s’il devait fatalement venir un temps où une toile vide, plus muette encore que le portrait, fixerait le descendant du fond de son cadre noir.

En bas, dans la cour, à l’ombre du balcon de bois, le vieux Jacques était assis sur un tabouret devant une rangée de bottines cirées, alignées militairement. Toutes les fois que Charles-Joseph revenait de chez Mme Slama, il allait retrouver Jacques dans la cour et s’asseyait sur le rebord.

– Parlez-moi de mon grand-père, Jacques.

Alors Jacques déposait la brosse, la crème et le Sidol1, se frottait les mains l’une contre l’autre comme pour les laver du travail et de la crasse, avant de commencer à parler du vieillard. Et, comme toujours, comme une bonne vingtaine de fois déjà, il commençait :

– Je me suis toujours bien arrangé avec lui. Je n’étais plus très jeune quand je suis arrivé chez lui. Je ne me suis pas marié, le vieux n’aurait pas aimé ça, il n’a jamais aimé voir de femmes chez lui, sauf la sienne, mais elle est bientôt morte de la poitrine. Tout le monde savait qu’il avait sauvé la vie à l’Empereur à la bataille de Solferino, mais il n’en a rien dit, il n’en a jamais soufflé mot. C’est pour ça aussi qu’ils ont écrit « Héros de Solferino » sur sa tombe. Il est mort pas vieux du tout, comme ça, le soir vers neuf heures. En novembre que c’est probablement arrivé. La neige devait tomber l’après-midi, il devait être dans la cour : « Jacques, où as-tu mis mes bottes fourrées ? » qu’il me dit. Je ne savais pas, mais je lui dis : Je vais les chercher tout de suite, Monsieur le baron. « Ça peut attendre à demain » qu’il dit, et le lendemain il n’en avait plus besoin. Je ne me suis jamais marié.

C’était tout.

Un jour (c’étaient les dernières vacances de Charles-Joseph, qui devait passer son examen de sortie à la fin de l’année), le préfet lui dit au moment de la séparation :

– J’espère que tout va bien se passer. Tu es le petit-fils du héros de Solferino. Penses-y et il ne pourra rien t’arriver.

Le colonel, tous les professeurs, tous les sous-officiers y pensèrent aussi ; en effet, il ne pouvait rien arriver à Charles-Joseph. Bien qu’il ne fût pas un cavalier émérite, qu’il fût faible en topographie et qu’il eût complètement manqué sa trigonométrie, il passa « dans un bon rang », fut reçu sous-lieutenant et affecté au 10e Uhlans.

Les yeux ivres de son nouvel éclat et de la dernière messe solennelle, les oreilles remplies d’un énorme tonnerre, des discours d’adieu du colonel, dans son dolman azur à boutons d’or, sa petite cartouchière en argent au dos de laquelle resplendissait l’aigle à deux têtes, la tschapska à jugulaire et queue de crin dans la main gauche, en culotte de cheval rouge vif, bottes miroitantes, éperons chantants, le sabre à large coquille au côté, c’est ainsi que Charles-Joseph se présenta à son père par une brûlante journée d’été. Cette fois, ce n’était pas un dimanche. Un sous-lieutenant avait bien le droit d’arriver le mercredi. Le préfet était dans son cabinet de travail :

– Mets-toi à ton aise ! dit-il.

Il retira son pince-nez, rapprocha les paupières, se leva, inspecta son fils et trouva tout en règle. Il prit Charles-Joseph dans ses bras, ils se baisèrent légèrement sur les joues.

– Prends place, dit le préfet et il fit asseoir le sous-lieutenant dans un fauteuil.

Pour lui, il se promena de long en large dans la pièce. Il méditait une entrée en matière qui fût de circonstance. Un blâme aurait été pour cette fois déplacé, et l’on ne pouvait guère commencer en exprimant de la satisfaction.

– Tu devrais t’occuper de l’histoire de ton régiment, dit-il enfin, et aussi de l’histoire du régiment où ton grand-père a combattu. Je dois passer deux jours à Vienne pour affaire de service, tu vas m’accompagner.

Puis il agita une sonnette. Jacques arriva.

– Que Mlle Hirschwitz veuille bien aujourd’hui faire monter du vin, ordonna le préfet, et, si c’est possible, préparer un rôti de bœuf et des beignets aux cerises. Nous mangerons vingt minutes plus tard que d’habitude.

– Bien, Monsieur le baron.

Et Jacques murmura :

– Je vous félicite de tout mon cœur !

Le préfet se dirigea vers la fenêtre, la scène menaçait d’être émouvante. Il se rendait compte que, derrière son dos, son fils tendait la main au domestique, tandis que Jacques grattait du pied, tout en chuchotant quelque chose d’incompréhensible sur feu son maître. Il ne se retourna que lorsque Jacques eut quitté la pièce.

– Il fait chaud, n’est-ce pas ? dit le père.

– Oui, papa.

– Je pense que nous allons aller prendre l’air.

– Oui, papa.

Le préfet prit sa canne d’ébène à poignée d’argent, au lieu du jonc clair qu’il aimait porter d’habitude par les belles matinées. Il ne garda pas non plus ses gants dans sa main gauche, mais les enfila. Il mit son demi-haut-de-forme et quitta la pièce, suivi du jeune homme.