Lentement et sans échanger une parole, ils se promenèrent tous les deux dans le silence estival du jardin public. Le sergent de ville leur fit le salut militaire, des hommes se levèrent des bancs pour leur dire bonjour. À côté de la sombre gravité du préfet, la tenue clinquante et chamarrée du jeune officier paraissait plus lumineuse et plus bruyante encore. Le vieil homme s’arrêta dans l’allée où une jeune fille très blonde servait du soda et du sirop de framboise sous un parasol rouge et dit :
– Une boisson fraîche ne peut pas faire de mal.
Il commanda deux sodas nature et, sans rien perdre de sa dignité, il considéra à la dérobée la blonde demoiselle qui, involontairement, paraissait s’abîmer avec volupté dans la splendeur bigarrée de Charles-Joseph.
Ils burent, puis continuèrent leur promenade. De temps en temps, le préfet brandissait un peu sa canne. Cétait la manifestation d’une exubérance qui sait s’imposer des limites. Bien qu’il se tût et fût grave comme d’ordinaire, aujourd’hui, il paraissait presque gai à son fils. À l’occasion, sa joie intérieure se donnait libre cours par un toussotement, une sorte de rire. Quelqu’un le saluait, il soulevait un peu son chapeau. À certains moments, il allait même jusqu’à se risquer à de hardis paradoxes, comme par exemple :
– La politesse aussi peut vous devenir importune.
Il aimait mieux dire une parole osée que de laisser voir le plaisir que lui causaient les regards surpris des passants. Comme ils approchaient de leur porte, il s’arrêta encore une fois, se tourna vers son fils et lui dit :
– Moi aussi, quand j’étais jeune, j’aurais aimé être soldat. Ton grand-père me l’a formellement défendu. Maintenant, je suis content que tu ne sois pas fonctionnaire civil.
– Oui, papa, répondit Charles-Joseph.
Il y eut du vin. On avait pu aussi préparer le rôti de bœuf et les beignets aux cerises. Mlle Hirschwitz arriva dans sa soie grise des dimanches et, à la vue de Charles-Joseph, elle laissa choir, sans beaucoup de façon, la plus grande partie de sa gravité :
– Je suis bien heureuse, dit-elle, et je vous félicite de tout mon cœur.
– Le mot propre est congratuler, remarqua le préfet.
Et le repas commença.
– Inutile de te presser, dit M. von Trotta, si j’ai fini avant toi, je t’attendrai un peu.
Charles-Joseph releva les yeux. Il comprit que son père savait depuis des années combien il était difficile de suivre son allure. Et il eut l’impression de jeter, pour la première fois, un regard dans le cœur vivant de son père et sur la trame de ses pensées secrètes, à travers la cuirasse du vieil homme. Bien que déjà sous-lieutenant, Charles-Joseph rougit :
– Merci, papa, dit-il.
Le préfet continua d’absorber hâtivement ses cuillerées de potage. Il n’eut pas l’air d’entendre.
Quelques jours après, ils prirent le train pour Vienne. Le fils lisait un journal, le père compulsait des dossiers. Soudain, le préfet leva les yeux et dit :
– À Vienne, nous te commanderons un pantalon de fantaisie, tu n’en as que deux.
– Merci, papa.
Ils continuèrent leur lecture.
Ils étaient juste à un quart d’heure de Vienne, quand le père ferma ses dossiers. Le fils rangea immédiatement son journal. Le préfet considéra la glace de la portière, puis son fils pendant quelques secondes. Tout à coup, il dit :
– Tu connais bien, n’est-ce pas, le maréchal des logis-chef Slama ?
Ce nom vint frapper la mémoire de Charles-Joseph, ainsi que l’appel d’une époque révolue. Il revit immédiatement le chemin de la gendarmerie, la pièce basse, la robe à fleurs, le large lit douillet, en même temps qu’il sentait le réséda de Mme Slama. Il devint attentif.
– Il est malheureusement veuf depuis cet hiver, poursuivit M. von Trotta. Navrant. Sa femme est morte en couches.
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