Alors il frappait son domestique et les flancs des chevaux, claquait les portes sans égard pour les serrures qu’il avait réparées lui-même, menaçait les journaliers de mort et d’anéantissement. Au déjeuner, il envoyait promener son assiette d’un geste hargneux, jeûnait et grondait comme un chien. Auprès de lui, dans des pièces séparées, vivaient sa femme, faible et maladive, son fils qui ne voyait son père qu’à table et dont les bulletins scolaires lui étaient présentés deux fois l’an, sans lui arracher ni louange ni blâme, son beau-père qui mangeait gaiement sa pension, aimait les filles, passait des semaines à la ville et craignait son gendre. C’était un vieux petit paysan slovène que le baron Trotta. Il continuait d’écrire une lettre à son père, deux fois par mois, tard dans la soirée, à la lueur vacillante d’une bougie, sur des feuilles de papier jaune de format in-octavo : « Cher père » à quatre doigts de distance du bord supérieur et à deux doigts du bord latéral. Il ne recevait de réponse que rarement.
Le baron pensait bien quelquefois à aller voir son père. Il y avait longtemps qu’il s’ennuyait du maréchal des logis-chef, qu’il avait la nostalgie de la saine pauvreté du local administratif, du tabac fibreux et du rakija distillé par le vieil homme. Mais le fils avait peur de la dépense, exactement comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père. Il était redevenu beaucoup plus proche de l’invalide du château de Laxenburg qu’il ne l’était, des années auparavant, lorsque, paré de l’éclat tout frais de sa noblesse neuve, il avait bu du rakija dans la cuisine badigeonnée de bleu du petit logement de fonction. Il ne parlait jamais de ses origines à sa femme. Il sentait qu’un orgueil déplacé séparerait la descendante d’une assez ancienne famille de fonctionnaires d’État et le maréchal des logis-chef slovène. Il n’invita donc jamais son père. Par une belle journée de mars, alors que le baron se rendait chez son régisseur en foulant sous ses pas des mottes de terre durcie, un domestique lui remit une lettre de l’intendant du château de Laxenburg. L’invalide était mort, il s’était endormi sans souffrances, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Le baron dit simplement :
– Va trouver Mme la Baronne, qu’on prépare mes bagages, je pars ce soir pour Vienne !
Il alla chez son régisseur s’informer des semailles, parla du temps, donna ordre de commander trois nouvelles charrues, de faire venir le vétérinaire le lundi, la sage-femme le jour même pour la servante enceinte, dit en prenant congé :
– Mon père est mort, je vais passer trois jours à Vienne.
Il salua d’un doigt négligent et partit.
Sa valise était prête, on attela les chevaux, il fallait une heure pour aller à la gare. Il avala hâtivement sa soupe et sa viande, puis il dit à sa femme :
– Je ne peux pas manger davantage ! Mon père était un brave homme. Tu ne l’as jamais vu…
Était-ce une oraison funèbre ? Était-ce une plainte ?
– Tu vas venir avec moi ! dit-il à son fils effrayé.
Sa femme se leva pour aller préparer les affaires de l’enfant. Pendant qu’elle était occupée à l’étage au-dessus, Trotta dit au petit :
– Tu vas voir ton grand-père.
L’enfant trembla et baissa les yeux.
Quand ils arrivèrent, le maréchal des logis-chef était mis en bière. Il gisait, avec sa moustache rebelle, veillé par huit cierges d’un mètre et deux invalides, ses deux camarades, dans son uniforme bleu foncé, trois médailles étincelantes en travers de la poitrine, sur le catafalque dressé dans son logement. Une Ursuline priait dans l’angle de la fenêtre aux rideaux tirés. Les invalides se mirent au garde-à-vous quand Trotta entra. Il était en tenue de commandant, avec l’ordre de Marie-Thérèse, il s’agenouilla, son fils tomba également à genoux aux pieds du défunt dont les énormes semelles se dressaient à la hauteur du visage juvénile. Pour la première fois de sa vie, le commandant ressentit dans la région du cœur une fine et pénétrante blessure. Ses petits yeux restèrent secs. Dans son pieux embarras, il marmonna un, deux, trois Pater, se releva, se pencha sur le mort, mit un baiser sur la puissante moustache, salua les invalides de la main et dit à son fils :
– Viens !
– Tu l’as vu ? lui demanda-t-il, dehors.
– Oui, répondit le petit garçon.
– Il n’était que maréchal des logis-chef, dit le père. C’est moi qui ai sauvé la vie de l’Empereur à la bataille de Solferino, nous avons reçu le titre de baron après.
L’enfant ne répondit rien.
On enterra l’invalide dans le petit cimetière de Laxenburg, division militaire. Six camarades en bleu foncé transportèrent le cercueil de la chapelle à la tombe. Pendant la cérémonie, le commandant Trotta, en shako et grande tenue, resta la main appuyée sur l’épaule de son fils. L’enfant sanglotait. Les tristes airs de musique militaire, les monotones psalmodies des prêtres, perceptibles toutes les fois que la musique cessait, l’encens qui se dissipait doucement causaient au petit garçon une douleur incompréhensible qui lui serrait la gorge.
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