Et les coups de fusils tirés sur la tombe par une demi-section l’ébranlèrent par l’impitoyable prolongement de leur écho. On envoya, martiale, une salve de coups de feu à la suite de l’âme du mort, qui montait tout droit au ciel, disparue de cette terre à jamais.
Le père et le fils s’en retournèrent. Le baron resta silencieux pendant toute la durée du voyage. Lorsqu’ils descendirent du train et montèrent dans la voiture qui les attendait derrière le jardin de la gare, alors seulement le baron dit :
– Ne l’oublie pas, ton grand-père !
Et le baron retourna à sa tâche quotidienne. Et les années se succédèrent, comme une roue qui tourne, régulière et paisible. Le maréchal des logis-chef ne fut pas le dernier mort que le baron eut à mettre en terre. Il enterra tout d’abord son beau-père, puis, quelques années après, sa femme, morte rapidement, modestement et sans adieu, d’une violente congestion pulmonaire. Il confia son fils à un pensionnat de Vienne et décida que l’enfant ne deviendrait jamais soldat d’active. Il resta seul dans sa propriété, habitant la spacieuse maison blanche où flottait encore l’haleine de la disparue, ne parlant guère qu’avec le garde forestier, le domestique et le cocher. Ses accès de fureur devinrent de plus en plus rares. Mais le personnel sentait constamment son poing de paysan et son silence chargé de colère leur peser sur la nuque comme un joug. Un silence apeuré le précédait, tel un orage. Il recevait deux fois par mois les lettres obéissantes de son enfant, il leur répondait une fois par mois en deux phrases brèves, sur de petits billets taillés économiquement dans les marges respectueuses des lettres qu’il avait reçues. Une fois l’an, le 18 août, jour anniversaire de l’Empereur, il se rendait en uniforme à la ville de garnison la plus proche. Deux fois l’an, son fils venait en visite, à Noël et aux grandes vacances. Chaque veillée de Noël, le jeune garçon recevait trois florins d’argent dont il devait signer quittance et qu’il n’avait jamais le droit d’emporter. Les pièces de monnaie aboutissaient le soir même dans une cassette de l’armoire paternelle. Les florins voisinaient avec les bulletins scolaires qui témoignaient de l’honnête application et des dispositions moyennes, mais toujours suffisantes, du fils. Jamais l’enfant ne reçut un jouet, jamais d’argent de poche, jamais un livre, exception faite des livres de classe imposés. Rien ne paraissait lui manquer. Il possédait une intelligence propre, froide et honnête. Son imagination, peu fertile, ne lui inspirait d’autre désir que de terminer ses études le plus vite possible.
Il avait dix-huit ans quand son père lui dit, une veille de Noël :
– Tu ne toucheras plus tes trois florins cette année. Tu peux en prendre neuf dans la cassette, contre quittance. Sois prudent avec les filles. Elles sont presque toujours malades !
Et après une pause :
– J’ai décidé que tu ferais ton droit. Tu as encore deux ans devant toi. Le service militaire ne presse pas. On peut attendre que tu aies fini.
Le jeune homme accepta les neuf florins aussi docilement que le désir de son père. Il alla peu voir les filles, fit soigneusement son choix parmi elles ; quand il revint chez lui, aux grandes vacances, il possédait encore six florins. Il demanda à son père la permission d’inviter un ami.
– Soit, fit le commandant légèrement surpris.
L’ami vint avec peu de bagages, mais une volumineuse boîte de peinture qui déplut au maître du logis.
– Il peint ? demanda le vieillard.
– Très bien, répondit son fils, François.
– Qu’il ne fasse pas de taches dans la maison ! Il n’a qu’à reproduire le paysage !
L’invité peignit certes dehors, mais ce ne fut en aucune façon le paysage.
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