La Mare au Diable

La Mare au Diable
George Sand
Publication: 1846
Catégorie(s): Fiction
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Sand:
Romancière et écrivain française, George Sand s'est illustrée
dans de nombreux genres : romans, nouvelles, contes, pièces de
théâtre, autobiographie, critiques littéraires, textes politiques.
Si elle est connue pour le scandale causé par sa vie amoureuse
agitée, par sa tenue vestimentaire masculine dont elle a lancé la
mode, par son pseudonyme masculin, l'histoire littéraire retiendra
surtout son immense production littéraire et le rôle central
qu'elle a joué dans la vie intellectuelle de son époque.
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Notice
Quand j’ai commencé, par la Mare au
Diable, une série de romans champêtres que je me proposais de
réunir sous le titre de Veillées du Chanvreur, je n’ai eu
aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature.
Personne ne fait une révolution à soi tout seul, et il en est,
surtout dans les arts, que l’humanité accomplit sans trop savoir
comment, parce que c’est tout le monde qui s’en charge. Mais ceci
n’est pas applicable au roman de mœurs rustiques : il a existé
de tout temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt
maniérées, tantôt naïves. Je l’ai dit, et dois le répéter ici, le
rêve de la vie champêtre a été de tout temps l’idéal des villes et
même celui des cours. Je n’ai rien fait de neuf en suivant la pente
qui ramène l’homme civilisé aux charmes de la vie primitive. Je
n’ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une
nouvelle manière. On me l’a cependant affirmé dans bon nombre de
feuilletons, mais je sais mieux que personne à quoi m’en tenir sur
mes propres desseins, et je m’étonne toujours que la critique en
cherche si long, quand l’idée la plus simple, la circonstance la
plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les
productions de l’art doivent l’être. Pour la Mare au
Diable en particulier, le fait que j’ai rapporté dans
l’avant-propos, une gravure d’Holbein, qui m’avait frappé, une
scène réelle que j’eus sous les yeux dans le même moment, au temps
des semailles, voilà tout ce qui m’a poussé à écrire cette histoire
modeste, placée au milieu des humbles paysages que je parcourais
chaque jour. Si on me demande ce que j’ai voulu faire, je répondrai
que j’ai voulu faire une chose très touchante et très simple, et
que je n’ai pas réussi à mon gré. J’ai bien vu, j’ai bien senti le
beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ce
que l’artiste peut espérer de mieux, c’est d’engager ceux qui ont
des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres,
voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout
dans ce qu’ils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peu
dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature.
Nohant, 12 avril 1851. George Sand.
I. L’auteur au lecteur
À
la sueur de ton visaige
Tu gagnerois ta pauvre vie,
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.
Ce quatrain en vieux français, placé
au-dessous d’une composition d’Holbein, est d’une tristesse
profonde dans sa naïveté. La gravure représente un laboureur
conduisant sa charrue au milieu d’un champ. Une vaste campagne
s’étend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleil se
couche derrière la colline. C’est la fin d’une rude journée de
travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons.
L’attelage de quatre chevaux qu’il pousse en avant est maigre,
exténué ; le soc s’enfonce dans un fonds raboteux et rebelle.
Un seul être est allègre et ingambe dans cette scène de sueur et
usaige. C’est un personnage fantastique, un squelette armé
d’un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux effrayés et
les frappe, servant ainsi de valet de charrue au vieux laboureur.
C’est la mort, ce spectre qu’Holbein a introduit allégoriquement
dans la succession de sujets philosophiques et religieux, à la fois
lugubres et bouffons, intitulée les Simulacres de la mort.
Dans cette collection, ou plutôt dans cette
vaste composition où la mort, jouant son rôle à toutes les pages,
est le lien et la pensée dominante, Holbein a fait comparaître les
souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes,
les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, les
guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde de
son temps et du nôtre, et partout le spectre de la mort raille,
menace et triomphe. D’un seul tableau elle est absente. C’est celui
où le pauvre Lazare, couché sur un fumier à la porte du riche,
déclare qu’il ne la craint pas, sans doute parce qu’il n’a rien à
perdre et que sa vie est une mort anticipée.
Cette pensée stoïcienne du christianisme
demi-païen de la Renaissance est-elle bien consolante, et les âmes
religieuses y trouvent-elles leur compte ? L’ambitieux, le
fourbe, le tyran, le débauché, tous ces pécheurs superbes qui
abusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont être
punis, sans doute ; mais l’aveugle, le mendiant, le fou, le
pauvre paysan, sont-ils dédommagés de leur longue misère par la
seule réflexion que la mort n’est pas un mal pour eux ?
Non ! Une tristesse implacable, une effroyable fatalité pèse
sur l’œuvre de l’artiste. Cela ressemble à une malédiction amère
lancée sur le sort de l’humanité.
C’est bien là la satire douloureuse, la
peinture vraie de la société qu’Holbein avait sous les yeux. Crime
et malheur, voilà ce qui le frappait ; mais nous, artistes
d’un autre siècle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dans
la pensée de la mort la rémunération de l’humanité présente ?
L’invoquerons-nous comme le châtiment de l’injustice et le
dédommagement de la souffrance ?
Non, nous n’avons plus affaire à la mort, mais
à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut
acheté par un renoncement forcé ; nous voulons que la vie soit
bonne, parce que nous voulons qu’elle soit féconde. Il
faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se
réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient
heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel
et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé,
sache qu’il travaille à l’œuvre de vie, et non qu’il se réjouisse
de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin que la mort ne
soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la consolation de la
détresse. Dieu ne l’a destinée ni à punir, ni à dédommager de la
vie ; car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être un
refuge où il soit permis d’envoyer ceux qu’on ne veut pas rendre
heureux.
Certains artistes de notre temps, jetant un
regard sérieux sur ce qui les entoure, s’attachent à peindre la
douleur, l’abjection de la misère, le fumier de Lazare.
Ceci peut être du domaine de l’art et de la philosophie ;
mais, en peignant la misère si laide, si avilie, parfois si
vicieuse et si criminelle, leur but est-il atteint, et l’effet en
est-il salutaire, comme ils le voudraient ? Nous n’osons pas
nous prononcer là-dessus. On peut nous dire qu’en montrant ce
gouffre creusé sous le sol fragile de l’opulence, ils effraient le
mauvais riche, comme, au temps de la danse macabre, on lui
montrait sa fosse béante et la mort prête à l’enlacer dans ses bras
immondes. Aujourd’hui on lui montre le bandit crochetant sa porte
et l’assassin guettant son sommeil. Nous confessons que nous ne
comprenons pas trop comment on le réconciliera avec l’humanité
qu’il méprise, comment on le rendra sensible aux douleurs du pauvre
qu’il redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du forçat
évadé et du rôdeur de nuit.
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