L’affreuse mort, grinçant des dents et
jouant du violon dans les images d’Holbein et de ses devanciers,
n’a pas trouvé moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et
de consoler les victimes. Est-ce que notre littérature ne
procéderait pas un peu en ceci comme les artistes du Moyen
âge et de la Renaissance ?
Les buveurs d’Holbein remplissent leurs coupes
avec une sorte de fureur pour écarter l’idée de la mort qui,
invisible pour eux, leur sert d’échanson. Les mauvais riches
d’aujourd’hui demandent des fortifications et des canons pour
écarter l’idée d’une jacquerie que l’art leur montre, travaillant
dans l’ombre, en détail, en attendant le moment de fondre sur
l’état social. L’église du Moyen âge
répondait aux terreurs des puissants de la terre par la vente des
indulgences. Le gouvernement d’aujourd’hui calme l’inquiétude des
riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geôliers,
de baïonnettes et de prisons.
Albert Dürer, Michel-Ange, Holbein, Callot,
Goya, ont fait de puissantes satires des maux de leur siècle et de
leur pays. Ce sont des œuvres immortelles, des pages historiques
d’une valeur incontestable ; nous ne voulons pas dénier aux
artistes le droit de sonder les plaies de la société et de les
mettre à nu sous nos yeux ; mais n’y a-t-il pas autre chose à
faire maintenant que la peinture d’épouvante et de menace ?
Dans cette littérature de mystères d’iniquité, que le talent et
l’imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les figures
douces et suaves que les scélérats à effet dramatique. Celles-là
peuvent entreprendre et amener des conversions, les autres font
peur, et la peur ne guérit pas l’égoïsme, elle l’augmente.
Nous croyons que la mission de l’art est une
mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait
remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, et que
l’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de
proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour
atténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures. Son but devrait être
de faire aimer les objets de sa sollicitude et, au besoin, je ne
lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L’art n’est pas
une étude de la réalité positive ; c’est une recherche de la
vérité idéale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile
et plus sain à l’âme que Le Paysan perverti et Les Liaisons
dangereuses.
Lecteur, pardonnez-moi ces réflexions, et
veuillez les accepter en manière de préface. Il n’y en aura point
dans l’historiette que je vais vous raconter, et elle sera si
courte et si simple que j’avais besoin de m’en excuser d’avance, en
vous disant ce que je pense des histoires terribles.
C’est à propos d’un laboureur que je me suis
laissé entraîner à cette digression. C’est l’histoire d’un
laboureur précisément que j’avais l’intention de vous dire et que
je vous dirai tout à l’heure.
II. Le labour
Je venais de regarder longtemps et avec une
profonde mélancolie le laboureur d’Holbein, et je me promenais dans
la campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du
cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et
ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait
arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu’un morceau de pain le
plus noir et le plus grossier est, à la fin de la journée, l’unique
récompense et l’unique profit attachés à un si dur labeur.
Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces
bestiaux orgueilleux qui s’engraissent dans les longues herbes,
sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la fatigue
et de l’esclavage du plus grand nombre. L’homme de loisir n’aime en
général pour eux-mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni le
spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se
convertir en pièces d’or pour son usage. L’homme de loisir vient
chercher un peu d’air et de santé dans le séjour de la campagne,
puis il retourne dépenser dans les grandes villes le fruit du
travail de ses vassaux.
De son côté, l’homme du travail est trop
accablé, trop malheureux et trop effrayé de l’avenir, pour jouir de
la beauté des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour lui
aussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux superbes,
représentent des sacs d’écus dont il n’aura qu’une faible part,
insuffisante à ses besoins, et que, pourtant, il faut remplir,
chaque année, ces sacs maudits, pour satisfaire le maître et payer
le droit de vivre parcimonieusement et misérablement sur son
domaine.
Et pourtant, la nature est éternellement
jeune, belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous
les êtres, à toutes les plantes, qu’on laisse s’y développer à
souhait. Elle possède le secret du bonheur, et nul n’a su le lui
ravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la
science de son labeur et travaillant de ses mains, puisant le
bien-être et la liberté dans l’exercice de sa force intelligente,
aurait le temps de vivre par le cœur et par le cerveau, de
comprendre son œuvre et d’aimer celle de Dieu. L’artiste a des
jouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproduction
des beautés de la nature ; mais, en voyant la douleur des
hommes qui peuplent ce paradis de la terre, l’artiste au cœur droit
et humain est troublé au milieu de sa jouissance. Le bonheur serait
là où l’esprit, le cœur et les bras, travaillant de concert sous
l’œil de la Providence, une sainte harmonie existerait entre la
munificence de Dieu et les ravissements de l’âme humaine. C’est
alors qu’au lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans son
sillon, le fouet à la main, le peintre d’allégories pourrait placer
à ses côtés un ange radieux, semant à pleines mains le blé béni sur
le sillon fumant.
Et le rêve d’une existence douce, libre,
poétique, laborieuse et simple pour l’homme des champs, n’est pas
si difficile à concevoir qu’on doive le reléguer parmi les
chimères. Le mot triste et doux de Virgile : « O heureux
l’homme des champs s’il connaissait son bonheur » est un
regret ; mais, comme tous les regrets, c’est aussi une
prédiction. Un jour viendra où le laboureur pourra être aussi un
artiste, sinon pour exprimer (ce qui importera assez peu alors), du
moins pour sentir le beau. Croit-on que cette mystérieuse intuition
de la poésie ne soit pas en lui déjà à l’état d’instinct et de
vague rêverie ? Chez ceux qu’un peu d’aisance protège dès
aujourd’hui, et chez qui l’excès du malheur n’étouffe pas tout
développement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti et
apprécié est à l’état élémentaire ; et, d’ailleurs, si du sein
de la douleur et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà
élevées, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif
des fonctions de l’âme ? Sans doute cette exclusion est le
résultat général d’un travail excessif et d’une misère
profonde ; mais qu’on ne dise pas que quand l’homme
travaillera modérément et utilement, il n’y aura plus que de
mauvais ouvriers et de mauvais poètes. Celui qui puise de nobles
jouissances dans le sentiment de la poésie est un vrai poète,
n’eût-il pas fait un vers dans toute sa vie.
Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne
m’apercevais pas que cette confiance dans l’éducabilité de l’homme
était fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchais
sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de
préparer pour la semaille prochaine. L’arène était vaste comme
celle du tableau d’Holbein. Le paysage était vaste aussi et
encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches
de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux, où des pluies
récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eau
que le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. La
journée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte par
le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère.
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