La jeunesse est légère ; et comme c’est un fardeau d’élever trois enfants, surtout quand ils sont d’un autre lit, il faut une bonne âme bien sage, bien douce et très portée au travail. Si ta femme n’a pas environ le même âge que toi, elle n’aura pas assez de raison pour accepter un pareil devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop jeunes. Elle se plaindra et tes enfants pâtiront.

– Voilà justement ce qui m’inquiète, dit Germain. Si ces pauvres petits venaient à être maltraités, haïs, battus ?

– à Dieu ne plaise ! reprit le vieillard. Mais les méchantes femmes sont plus rares dans notre pays que les bonnes, et il faudrait être fou pour ne pas mettre la main sur celle qui convient.

– C’est vrai, mon père : il y a de bonnes filles dans notre village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la Marguerite… enfin, celle que vous voudrez.

– Doucement, doucement, mon garçon, toutes ces filles-là sont trop jeunes ou trop pauvres… ou trop jolies filles ; car, enfin, il faut penser à cela aussi, mon fils. Une jolie femme n’est pas toujours aussi rangée qu’une autre.

– Vous voulez donc que j’en prenne une laide ? dit Germain un peu inquiet.

– Non, point laide, car cette femme te donnera d’autres enfants, et il n’y a rien de si triste que d’avoir des enfants laids, chétifs, et malsains. Mais une femme encore fraîche, d’une bonne santé et qui ne soit ni belle ni laide, ferait très bien ton affaire.

– Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement, que, pour l’avoir telle que vous la voulez, il faudra la faire faire exprès : d’autant plus que vous ne la voulez point pauvre, et que les riches ne sont pas faciles à obtenir surtout pour un veuf.

– Et si elle était veuve elle-même, Germain ? là, une veuve sans enfants et avec un bon bien ?

– Je n’en connais pas pour le moment dans notre paroisse.

– Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs.

– Vous avez quelqu’un en vue, mon père ; alors, dites-le tout de suite.

IV. Germain le fin laboureur

– Oui, j’ai quelqu’un en vue, répondit le père Maurice. C’est une Léonard, veuve d’un Guérin, qui demeure à Fourche.

– Je ne connais ni la femme ni l’endroit, répondit Germain résigné, mais de plus en plus triste.

– Elle s’appelle Catherine, comme ta défunte.

– Catherine ? Oui, ça me fera plaisir d’avoir à dire ce nom-là : Catherine ! Et pourtant, si je ne peux pas l’aimer autant que l’autre, ça me fera encore plus de peine, ça me la rappellera plus souvent.

– Je te dis que tu l’aimeras : c’est un bon sujet, une femme de grand cœur ; je ne l’ai pas vue depuis longtemps, elle n’était pas laide fille alors ; mais elle n’est plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est d’une bonne famille, tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres, qu’elle vendrait volontiers pour en acheter d’autres dans l’endroit où elle s’établirait ; car elle songe aussi à se remarier, et je sais que, si ton caractère lui convenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

– Vous avez donc déjà arrangé tout cela ?

– Oui, sauf votre avis à tous les deux ; et c’est ce qu’il faudrait vous demander l’un à l’autre, en faisant connaissance. Le père de cette femme-là est un peu mon parent et il a été beaucoup mon ami. Tu le connais bien, le père Léonard ?

– Oui, je l’ai vu vous parler dans les foires, et à la dernière, vous avez déjeuné ensemble ; c’est donc de cela qu’il vous entretenait si longuement ?

– Sans doute ; il te regardait vendre tes bêtes et il trouvait que tu t’y prenais bien, que tu étais un garçon de bonne mine, que tu paraissais actif et entendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et comme tu te conduis bien avec nous, depuis huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans avoir jamais eu un mot de chagrin ou de colère, il s’est mis dans la tête de te faire épouser sa fille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, d’après la bonne renommée qu’elle a, d’après l’honnêteté de sa famille et les bonnes affaires où je sais qu’ils sont.

– Je vois, père Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes affaires.

– Sans doute, j’y tiens. Est-ce que tu n’y tiens pas aussi ?

– J’y tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir ; mais vous savez que, pour ma part, je ne m’embarrasse jamais de ce qui me revient ou ne me revient pas dans nos profits. Je ne m’entends pas à faire des partages et ma tête n’est pas bonne pour ces choses-là. Je connais la terre, je connais les bœufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison, les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les menus profits et la culture fine, vous savez que ça regarde votre fils et que je ne m’en mêle pas beaucoup. Quant à l’argent, ma mémoire est courte, et j’aimerais mieux tout céder que de disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de me tromper et de réclamer ce qui ne m’est pas dû, et si les affaires n’étaient pas simples et claires, je ne m’y retrouverais jamais.

– C’est tant pis, mon fils, et voilà pourquoi j’aimerais que tu eusses une femme de tête pour me remplacer quand je n’y serai plus. Tu n’as jamais voulu voir clair dans nos comptes, et ça pourrait t’amener du désagrément avec mon fils, quand vous ne m’aurez plus pour vous mettre d’accord et vous dire ce qui vous revient à chacun.

– Puissiez-vous vivre longtemps, père Maurice ! Mais ne vous inquiétez pas de ce qui sera après vous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils. Je me fie à Jacques comme à vous-même, et comme je n’ai pas de bien à moi, que tout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient à nos enfants, je peux être tranquille et vous aussi ; Jacques ne voudrait pas dépouiller les enfants de sa sœur pour les siens, puisqu’il les aime quasi autant les uns que les autres.

– Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un bon frère et un homme qui aime la vérité. Mais Jacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés, et il faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser des mineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leurs différends. Autrement les gens de loi s’en mêlent, les brouillent ensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi donc, nous ne devons pas penser à mettre chez nous une personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire qu’un jour cette personne-là aura peut-être à diriger la conduite et les affaires d’une trentaine d’enfants, petits-enfants, gendres et brus… On ne sait pas combien une famille peut s’accroître, et quand la ruche est trop pleine, qu’il faut essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand je t’ai pris pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, je ne lui ai pas fait reproche de t’avoir choisi. Je te voyais bon travailleur et je savais bien que la meilleure richesse pour des gens de campagne comme nous, c’est une paire de bras et un cœur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une famille, il apporte assez. Mais une femme, c’est différent : son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour acquérir. D’ailleurs, à présent que tu es père et que tu cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants, n’ayant rien à prétendre dans l’héritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misère si tu venais à mourir, à moins que ta femme n’eût quelque bien de son côté. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coûteront quelque chose à nourrir.