Un peu
de terre l’efface et les sillons que nous avons creusés se
succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetière. Le
sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif qui a pourtant
un nom, un nom qui restera si, par une singularité ou une absurdité
quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde ?…
Eh bien ! Arrachons, s’il se peut, au
néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en
saura rien et ne s’en inquiètera guère ; mais j’aurai eu
quelque plaisir à le tenter.
III. Le père Maurice
– Germain, lui dit un jour son beau-père,
il faut pourtant te décider à reprendre femme. Voilà bientôt deux
ans que tu es veuf de ma fille, et ton aîné a sept ans. Tu
approches de la trentaine, mon garçon, et tu sais que, passé cet
âge-là, dans nos pays, un homme est réputé trop vieux pour rentrer
en ménage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu’ici ils ne nous ont
point embarrassés. Ma femme et ma bru les ont soignés de leur
mieux, et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà Petit-Pierre
quasi élevé ; il pique déjà les bœufs assez gentiment ;
il est assez sage pour garder les bêtes au pré, et assez fort pour
mener les chevaux à l’abreuvoir. Ce n’est donc pas celui-là qui
nous gêne ; mais les deux autres, que nous aimons pourtant,
Dieu le sait, les pauvres innocents ! nous donnent cette année
beaucoup de souci. Ma bru est près d’accoucher et elle en a encore
un tout petit sur les bras. Quand celui que nous attendons sera
venu, elle ne pourra plus s’occuper de ta petite Solange, et
surtout de ton Sylvain, qui n’a pas quatre ans et qui ne se tient
guère en repos ni le jour ni la nuit. C’est un sang vif comme
toi : ça fera un bon ouvrier, mais ça fait un terrible enfant,
et ma vieille ne court plus assez vite pour le rattraper quand il
se sauve du côté de la fosse ou quand il se jette sous les pieds
des bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde,
son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les bras
de ma femme. Donc tes enfants nous inquiètent et nous surchargent.
Nous n’aimons pas à voir des enfants mal soignés ; et quand on
pense aux accidents qui peuvent leur arriver, faute de
surveillance, on n’a pas la tête en repos. Il te faut donc une
autre femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon garçon. Je t’ai
déjà averti plusieurs fois, le temps se passe, les années ne
t’attendront point. Tu dois à tes enfants et à nous autres, qui
voulons que tout aille bien dans la maison, de te remarier au plus
tôt.
– Eh bien, mon père, répondit le gendre,
si vous le voulez absolument, il faudra donc vous contenter. Mais
je ne veux pas vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et
que je n’en ai guère plus d’envie que de me noyer. On sait qui on
perd et on ne sait pas qui l’on trouve. J’avais une brave femme,
une belle femme, douce, courageuse, bonne à ses père et mère, bonne
à son mari, bonne à ses enfants, bonne au travail, aux champs comme
à la maison, adroite à l’ouvrage, bonne à tout enfin ; et
quand vous me l’avez donnée, quand je l’ai prise, nous n’avions pas
mis dans nos conditions que je viendrais à l’oublier si j’avais le
malheur de la perdre.
– Ce que tu dis là est d’un bon cœur,
Germain, reprit le père Maurice ; je sais que tu as aimé ma
fille, que tu l’as rendue heureuse, et que si tu avais pu contenter
la mort en passant à sa place, Catherine serait en vie à l’heure
qu’il est, et toi dans le cimetière. Elle méritait bien d’être
aimée de toi à ce point-là, et si tu ne t’en consoles pas, nous ne
nous en consolons pas non plus. Mais je ne te parle pas de
l’oublier. Le bon Dieu a voulu qu’elle nous quittât et nous ne
passerons pas un jour sans lui faire savoir par nos prières, nos
pensées, nos paroles et nos actions, que nous respectons son
souvenir et que nous sommes fâchés de son départ. Mais si elle
pouvait te parler de l’autre monde et te donner à connaître sa
volonté, elle te commanderait de chercher une mère pour ses petits
orphelins. Il s’agit donc de rencontrer une femme qui soit digne de
la remplacer. Ce ne sera pas bien aisé ; mais ce n’est pas
impossible ; et quand nous te l’aurons trouvée, tu l’aimeras
comme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnête homme et que
tu lui sauras gré de nous rendre service et d’aimer tes
enfants.
– C’est bien, père Maurice, dit Germain,
je ferai votre volonté comme je l’ai toujours faite.
– C’est une justice à te rendre, mon
fils, que tu as toujours écouté l’amitié et les bonnes raisons de
ton chef de famille. Avisons donc ensemble au choix de ta nouvelle
femme. D’abord je ne suis pas d’avis que tu prennes une jeunesse.
Ce n’est pas ce qu’il te faut.
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