Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas rester
ensemble, puisqu’il y a à peine de quoi faire vivre une seule
personne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est en
âge (la voilà qui prend seize ans), il faut bien qu’elle fasse
comme les autres, qu’elle gagne son pain et qu’elle aide sa pauvre
mère.
– Mère Guillette, dit le vieux laboureur,
s’il ne fallait que cinquante francs pour vous consoler de vos
peines et vous dispenser d’envoyer votre enfant au loin, vrai, je
vous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens
comme nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il faut
consulter la raison autant que l’amitié. Pour être sauvée de la
misère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à venir, et
plus votre fille tardera à prendre un parti, plus elle et vous
aurez de peine à vous quitter. La petite Marie se fait grande et
forte, et elle n’a pas de quoi s’occuper chez vous. Elle pourrait y
prendre l’habitude de la fainéantise…
– Oh ! pour cela, je ne le crains
pas, dit la Guillette. Marie est courageuse autant que fille riche
et à la tête d’un gros travail puisse l’être. Elle ne reste pas un
instant les bras croisés et, quand nous n’avons pas d’ouvrage, elle
nettoie et frotte nos pauvres meubles qu’elle rend clairs comme des
miroirs. C’est une enfant qui vaut son pesant d’or et j’aurais bien
mieux aimé qu’elle entrât chez vous comme bergère que d’aller si
loin chez des gens que je ne connais pas. Vous l’auriez prise à la
Saint-Jean, si nous avions su nous décider ; mais à présent
vous avez loué tout votre monde et ce n’est qu’à la Saint-Jean de
l’autre année que nous pourrons y songer.
– Eh ! j’y consens de tout mon cœur,
Guillette ! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle fera
bien d’apprendre un état et de s’habituer à servir les autres.
– Oui, sans doute ; le sort en est
jeté. Le fermier des Ormeaux l’a fait demander ce matin ; nous
avons dit oui, et il faut qu’elle parte. Mais la pauvre enfant ne
sait pas le chemin et je n’aimerais pas à l’envoyer si loin toute
seule. Puisque votre gendre va à Fourche demain, il peut bien
l’emmener. Il paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, à
ce qu’on m’a dit ; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.
– C’est tout à côté et mon gendre la
conduira. Cela se doit ; il pourra même la prendre en croupe
sur la jument, ce qui ménagera ses souliers. Le voilà qui rentre
pour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillette
s’en va bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval,
n’est-ce pas ?
– C’est bien, répondit Germain qui était
soucieux, mais toujours disposé à rendre service à son
prochain.
Dans notre monde à nous, pareille chose ne
viendrait pas à la pensée d’une mère, de confier une fille de seize
ans à un homme de vingt-huit ; car Germain n’avait réellement
que vingt-huit ans ; et quoique, selon les idées de son pays,
il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le
plus bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé et
flétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de labourage
sur la tête. Il était de force à labourer encore dix ans sans
paraître vieux et il eût fallu que le préjugé de l’âge fût bien
fort sur l’esprit d’une jeune fille pour l’empêcher de voir que
Germain avait le teint trais, l’œil vif et bleu comme le ciel de
mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souple
comme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré.
Mais la chasteté des mœurs est une tradition
sacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des
grandes villes et, entre toutes les familles de Belair, la famille
de Maurice était réputée honnête et servant la vérité. Germain s’en
allait chercher femme ; Marie était une enfant trop jeune et
trop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue et, à moins d’être
un sans cœur et un mauvais homme, il était impossible qu’il eût une
coupable pensée auprès d’elle. Le père Maurice ne fut donc
nullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie
fille ; la Guillette eût cru lui faire injure si elle lui eût
recommandé de la respecter comme sa sœur ; Marie monta sur la
jument en pleurant, après avoir vingt fois embrassé sa mère et ses
jeunes amies. Germain, qui était triste pour son compte,
compatissait d’autant plus à son chagrin, et s’en alla d’un air
sérieux tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la main
à la pauvre Marie sans songer à mal.
VI. Petit-Pierre
La Grise était jeune, belle et vigoureuse.
Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles
et rongeant son frein, comme une fière et ardente jument qu’elle
était. En passant devant le pré-long elle aperçut sa mère, qui
s’appelait la vieille Grise, comme elle la Grise, et elle hennit en
signe d’adieu. La vieille Grise s’approcha de la haie en faisant
résonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pré pour
suivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, elle
hennit à son tour et resta pensive, inquiète, le nez au vent, la
bouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger.
– Cette pauvre bête connaît toujours sa
progéniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son
chagrin. Ça me fait penser que je n’ai pas embrassé mon petit
Pierre avant de partir. Le mauvais enfant n’était pas là ! Il
voulait, hier au soir, me faire promettre de l’emmener, et il a
pleuré pendant une heure dans son lit. Ce matin encore, il a tout
essayé pour me persuader. Oh ! qu’il est adroit et
câlin ! mais quand il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur
s’est fâché : il est parti dans les champs et je ne l’ai pas
revu de la journée.
– Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie en
faisant effort pour rentrer ses larmes.
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