Il courait avec les enfants
de Soulas du côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’il
était hors de la maison depuis longtemps car il avait faim et
mangeait des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le
pain de mon goûter et il m’a dit : Merci, ma Marie
mignonne : quand tu viendras chez nous, je te donnerai de la
galette. C’est un enfant trop gentil que vous avez là,
Germain !
– Oui, qu’il est gentil, reprit le
laboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour
lui ! Si sa grand-mère n’avait pas eu plus de raison que moi,
je n’aurais pas pu me tenir de l’emmener quand je le voyais pleurer
si fort que son pauvre petit cœur en était tout gonflé.
– Eh bien ! pourquoi ne
l’auriez-vous pas emmené, Germain ? Il ne vous aurait guère
embarrassé ; il est si raisonnable quand on fait sa
volonté !
– Il paraît qu’il aurait été de trop là
où je vais. Du moins c’était l’avis du père Maurice… Moi, pourtant,
j’aurais pensé qu’au contraire il fallait voir comment on le
recevrait, et qu’un si gentil enfant ne pouvait qu’être pris en
bonne amitié… Mais ils disent à la maison qu’il ne faut pas
commencer par faire voir les charges du ménage… Je ne sais pas
pourquoi je te parle de ça, petite Marie ; tu n’y comprends
rien.
– Si fait, Germain ; je sais que
vous allez vous marier ; ma mère me l’a dit en me recommandant
de n’en parler à personne, ni chez nous, ni là où je vais, et vous
pouvez être tranquille : je n’en dirai mot.
– Tu feras bien, car ce n’est pas
fait ; peut-être que je ne conviendrai pas à la femme en
question.
– Il faut espérer que si, Germain.
Pourquoi donc ne lui conviendriez-vous pas ?
– Qui sait ? J’ai trois enfants, et
c’est lourd pour une femme qui n’est pas leur mère !
– C’est vrai, mais vos enfants ne sont
pas comme d’autres enfants.
– Crois-tu ?
– Ils sont beaux comme des petits anges,
et si bien élevés qu’on n’en peut pas voir de plus aimables.
– Il y a Sylvain qui n’est pas trop
commode.
– Il est tout petit ! il ne peut pas
être autrement que terrible, mais il a tant d’esprit !
– C’est vrai qu’il a de l’esprit !
et un courage ! Il ne craint ni vaches, ni taureaux, et si on
le laissait faire, il grimperait déjà sur les chevaux avec son
aîné.
– Moi, à votre place, j’aurais amené
l’aîné. Bien sûr ça vous aurait fait aimer tout de suite d’avoir un
enfant si beau !
– Oui, si la femme aime les
enfants ; mais si elle ne les aime pas !
– Est-ce qu’il y a des femmes qui
n’aiment pas les enfants ?
– Pas beaucoup, je pense ; mais
enfin il y en a, et c’est là ce qui me tourmente.
– Vous ne la connaissez donc pas du tout
cette femme ?
– Pas plus que toi, et je crains de ne
pas la mieux connaître après que je l’aurai vue. Je ne suis pas
méfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, j’y crois :
mais j’ai été plus d’une fois à même de m’en repentir car les
paroles ne sont pas des actions.
– On dit que c’est une fort brave
femme.
– Qui dit cela ? le père
Maurice !
– Oui, votre beau-père.
– C’est fort bien : mais il ne la
connaît pas non plus.
– Eh bien, vous la verrez tantôt, vous
ferez grande attention, et il faut espérer que vous ne vous
tromperez pas, Germain.
– Tiens, petite Marie, je serais bien
aise que tu entres un peu dans la maison avant de t’en aller tout
droit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu as toujours montré de
l’esprit, et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose qui
te donne à penser, tu m’en avertiras tout doucement.
– Oh ! non, Germain, je ne ferai pas
cela ! je craindrais trop de me tromper ; et d’ailleurs,
si une parole dite à la légère venait à vous dégoûter de ce
mariage, vos parents m’en voudraient, et j’ai bien assez de
chagrins comme ça, sans en attirer d’autres sur ma pauvre chère
femme de mère.
Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un
écart en dressant les oreilles puis revint sur ses pas et se
rapprocha du buisson, où quelque chose qu’elle commençait à
reconnaître l’avait d’abord effrayée. Germain jeta un regard sur le
buisson et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et encore
fraîches d’un têteau de chêne, quelque chose qu’il prit pour un
agneau.
– C’est une bête égarée, dit-il, ou morte
car elle ne bouge pas. Peut-être que quelqu’un la cherche ; il
faut voir !
– Ce n’est pas une bête, s’écria la
petite Marie, c’est un enfant qui dort ; c’est votre petit
Pierre.
– Par exemple ! dit Germain en
descendant de cheval : voyez ce petit garnement qui dort là,
si loin de la maison, et dans un fossé où quelque serpent pourrait
bien le trouver !
Il prit dans ses bras l’enfant qui lui sourit
en ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui
disant : Mon petit père, tu vas m’emmener avec toi !
– Ah oui ! toujours la même
chanson ! Que faisiez-vous là, mauvais Pierre ?
– J’attendais mon petit père à passer,
dit l’enfant ; je regardais sur le chemin et, à force de
regarder, je me suis endormi.
– Et si j’étais passé sans te voir, tu
serais resté toute la nuit dehors et le loup t’aurait
mangé !
– Oh ! je savais bien que tu me
verrais ! répondit Petit-Pierre avec confiance.
– Eh bien, à présent, mon Pierre,
embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite à la maison si tu ne
veux pas qu’on soupe sans toi.
– Tu ne veux donc pas m’emmener !
s’écria le petit en commençant à frotter ses yeux pour montrer
qu’il avait dessein de pleurer.
– Tu sais bien que grand-père et
grand-mère ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrière
l’autorité des vieux parents, comme un homme qui ne compte guère
sur la sienne propre.
Mais l’enfant n’entendit rien. Il se prit à
pleurer tout de bon, disant que, puisque son père emmenait la
petite Marie, il pouvait bien l’emmener aussi. On lui objecta qu’il
fallait passer les grands bois, qu’il y avait là beaucoup de
méchantes bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne
voulait pas porter trois personnes, qu’elle l’avait déclaré en
partant et que, dans le pays où l’on se rendait, il n’y avait ni
lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons ne
persuadèrent point Petit-Pierre ; il se jeta sur l’herbe, et
s’y roula en criant que son petit père ne l’aimait plus et que,
s’il ne l’emmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la
nuit à la maison.
Germain avait un cœur de père aussi tendre et
aussi faible que celui d’une femme. La mort de la sienne, les soins
qu’il avait été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la pensée
que ces pauvres enfants sans mère avaient besoin d’être beaucoup
aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en lui un
si rude combat, d’autant plus qu’il rougissait de sa faiblesse et
s’efforçait de cacher son malaise à la petite Marie, que la sueur
lui en vint au front et que ses yeux se bordèrent de rouge, prêts à
pleurer aussi. Enfin, il essaya de se mettre en colère ; mais,
en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre à
témoin de sa fermeté d’âme, il vit que le visage de cette bonne
fille était baigné de larmes et, tout son courage l’abandonnant, il
lui fut impossible de retenir les siennes, bien qu’il grondât et
menaçât encore.
– Vrai, vous avez le cœur trop dur, lui
dit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamais
résister comme cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons,
Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deux
personnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa femme,
qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché le samedi
avec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête. Vous le mettrez à
cheval devant vous, et d’ailleurs j’aime mieux m’en aller toute
seule à pied que de faire de la peine à ce petit.
– Qu’à cela ne tienne, répondit Germain,
qui mourait d’envie de se laisser convaincre. La Grise est forte et
en porterait deux de plus s’il y avait place sur son échine. Mais
que ferons-nous de cet enfant en route ? il aura froid, il
aura faim… et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le
coucher, le laver et le rhabiller ? Je n’ose pas donner cet
ennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, sans
doute, que je suis bien sans façons avec elle pour commencer.
– D’après l’amitié ou l’ennui qu’elle
montrera, vous la connaîtrez tout de suite, Germain,
croyez-moi ; et d’ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi
je m’en charge. J’irai chez elle l’habiller et je l’emmènerai aux
champs demain. Je l’amuserai toute la journée et j’aurai soin qu’il
ne manque de rien.
– Et il t’ennuiera, ma pauvre
fille ! Il te gênera ! toute une journée, c’est
long !
– Ça me fera plaisir, au contraire, ça me
tiendra compagnie et ça me rendra moins triste le premier jour que
j’aurai à passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis
encore chez nous.
L’enfant, voyant que la petite Marie prenait
son parti, s’était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu’il
eût fallu lui faire du mal pour l’en arracher. Quand il reconnut
que son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux petites
mains brunies par le soleil, et l’embrassa en sautant de joie et en
la tirant vers la jument avec cette impatience ardente que les
enfants portent dans leurs désirs.
– Allons, allons, dit la jeune fille en
le soulevant dans ses bras, tâchons d’apaiser ce pauvre cœur qui
saute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit
viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape.
Embrasse ton petit père, et demande-lui pardon d’avoir fait le
méchant. Dis que ça ne t’arrivera plus, jamais ! jamais,
entends-tu ?
– Oui, oui, à condition que je ferai
toujours sa volonté, n’est-ce pas ? dit Germain en essuyant
les yeux du petit avec son mouchoir : ah ! Marie, vous me
le gâtez, ce drôle-là !… Et vraiment, tu es une trop bonne
fille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu n’es pas entrée
bergère chez nous à la Saint-Jean dernière. Tu aurais pris soin de
mes enfants, et j’aurais mieux aimé te payer un bon prix pour les
servir que d’aller chercher une femme qui croira peut-être me faire
beaucoup de grâce en ne les détestant pas.
– Il ne faut pas voir comme ça les choses
par le mauvais côté, répondit la petite Marie, en tenant la bride
du cheval pendant que Germain plaçait son fils sur le devant du
large bât garni de peau de chèvre : si votre femme n’aime pas
les enfants, vous me prendrez à votre service l’an prochain, et,
soyez tranquille, je les amuserai si bien qu’ils ne s’apercevront
de rien.
VII. Dans la lande
– Ah ça, dit Germain, lorsqu’ils eurent
fait quelques pas, que va-t-on penser à la maison en ne voyant pas
rentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont être inquiets et
le chercheront partout.
– Vous allez dire an cantonnier, qui
travaille là-haut sur la route, que vous l’emmenez, et vous lui
recommanderez d’avertir votre monde.
– C’est vrai, Marie, tu t’avises de tout,
toi ; moi, je ne pensais plus que Jeannie devait être par
là.
– Et justement, il demeure tout près de
la métairie ; et il ne manquera pas de faire la
commission.
Quand on eut avisé à cette précaution, Germain
remit la jument au trot, et Petit-Pierre était si joyeux qu’il ne
s’aperçut pas tout de suite qu’il n’avait pas dîné ; mais, le
mouvement du cheval lui creusant l’estomac, il se prit, au bout
d’une lieue, à bâiller, à pâlir et à confesser qu’il mourait de
faim.
– Voilà que ça commence, dit Germain. Je
savais bien que nous n’irions pas loin sans que ce monsieur criât
la faim ou la soif.
– J’ai soif aussi ! dit
Petit-Pierre.
– Eh bien ! nous allons donc entrer
dans le cabaret de la mère Rebec, à Corlay, au Point du Jour ?
Belle enseigne, mais pauvre gîte ! Allons, Marie, tu boiras
aussi un doigt de vin.
– Non, non, je n’ai besoin de rien,
dit-elle, je tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec le
petit.
– Mais j’y songe, ma bonne fille, tu as
donné ce matin le pain de ton goûter à mon Pierre, et toi tu es à
jeun ; tu n’as pas voulu dîner avec nous à la maison, tu ne
faisais que pleurer.
– Oh ! je n’avais pas faim, j’avais
trop de peine ! et je vous jure qu’à présent encore je ne sens
aucune envie de manger.
– Il faut te forcer, petite ;
autrement tu seras malade. Nous avons du chemin à faire et il ne
faut pas arriver là-bas comme des affamés pour demander du pain
avant de dire bonjour.
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