La marquise
Cette nouvelle fut publiée dans La Revue de Paris
en décembre 1832.
I
La marquise de R... n’était pas fort spirituelle, quoiqu’il soit reçu en littérature que toutes les vieilles femmes doivent pétiller d’esprit. Son ignorance était extrême sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n’avait pas non plus cette excessive délicatesse d’expression, cette pénétration exquise, ce tact merveilleux qui distinguent, à ce qu’on dit, les femmes qui ont beaucoup vécu. Elle était, au contraire, étourdie, brusque, franche, quelquefois même cynique. Elle détruisait absolument toutes les idées que je m’étais faites d’une marquise du bon temps. Et pourtant elle était bien marquise, et elle avait vu la cour de Louis XV ; mais, comme ç’avait été dès lors un caractère d’exception, je vous prie de ne pas chercher dans son histoire l’étude sérieuse des mœurs d’une époque. La société me semble si difficile à connaître bien et à bien peindre dans tous les temps, que je ne veux point m’en mêler. Je me bornerai à vous raconter de ces faits particuliers qui établissent des rapports de sympathie irrécusable entre les hommes de toutes les sociétés et de tous les siècles.
Je n’avais jamais trouvé un grand charme dans la société de cette marquise. Elle ne me semblait remarquable que pour la prodigieuse mémoire qu’elle avait conservée du temps de sa jeunesse, et pour la lucidité virile avec laquelle s’exprimaient ses souvenirs. Du reste, elle était, comme tous les vieillards, oublieuse des choses de la veille et insouciante des événements qui n’avaient point sur sa destinée une influence directe.
Elle n’avait pas eu une de ces beautés piquantes qui, manquant d’éclat et de régularité, ne pouvaient se passer d’esprit. Une femme ainsi faite en acquérait pour devenir aussi belle que celles qui l’étaient davantage. La marquise, au contraire, avait eu le malheur d’être incontestablement belle. Je n’ai vu d’elle que son portrait, qu’elle avait, comme toutes les vieilles femmes, la coquetterie d’étaler dans sa chambre à tous les regards. Elle y était représentée en nymphe chasseresse, avec un corsage de satin imprimé imitant la peau de tigre, des manches de dentelle, un arc de bois de sandal et un croissant de perles qui se jouait sur ses cheveux crêpés. C’était, malgré tout, une admirable peinture, et surtout une admirable femme ; grande, svelte, brune, avec des yeux noirs, des traits sévères et nobles, une bouche vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait le désespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et la poudre, c’eût été vraiment là une de ces nymphes fières et agiles que les mortels apercevaient au fond des forêts ou sur le flanc des montagnes pour en devenir fous d’amour et de regret.
Pourtant la marquise avait eu peu d’aventures. De son propre aveu, elle avait passé pour manquer d’esprit. Les hommes blasés d’alors aimaient moins la beauté pour elle-même que pour ses agaceries coquettes. Des femmes infiniment moins admirées lui avaient ravi tous ses adorateurs, et, ce qu’il y a d’étrange, elle n’avait pas semblé s’en soucier beaucoup. Ce qu’elle m’avait raconté, à bâtons rompus, de sa vie me faisait penser que ce cœur-là n’avait point eu de jeunesse, et que la froideur de l’égoïsme avait dominé toute autre faculté. Cependant je voyais autour d’elle des amitiés assez vives pour la vieillesse : ses petits-enfants la chérissaient, et elle faisait du bien sans ostentation ; mais comme elle ne se piquait pas de principes, et avouait n’avoir jamais aimé son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas trouver d’autre explication à son caractère.
Un soir je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la tristesse dans ses pensées.
– Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte de Larrieux vient de mourir de sa goutte ; c’est une grande douleur pour moi, qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de voir comme l’on meurt ! Ce n’est pas étonnant, il était si vieux !
– Quel âge avait-il ? demandai-je.
– Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j’en ai quatre-vingts ; mais je ne suis pas infirme comme il l’était ; je dois espérer de vivre plus que lui. N’importe ! voici plusieurs de mes amis qui s’en vont cette année, et on a beau se dire qu’on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s’empêcher d’avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains.
– Ainsi, lui dis-je, voilà tous les regrets que vous lui accordez, à ce pauvre Larrieux, qui vous a adorée pendant soixante ans, qui n’a cessé de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s’en est jamais rebuté ? C’était le modèle des amants, celui-là ! On ne fait plus de pareils hommes !
– Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l’était pas du tout, chacun le sait.
Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-même ; et voici la singulière réponse que j’en obtins.
– Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d’un caractère très maussade et très inégal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-même : je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n’ai jamais dévoilés à personne. Vous qui êtes d’une époque sans préjugés, vous me trouverez moins coupable peut-être que je ne me le semble à moi-même ; mais, quelle que soit l’opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m’être fait connaître à quelqu’un.
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