Un profond et lourd sommeil, contre lequel je luttai vainement, s’empara de moi. Je ne rêvai point, je ne souffris point, je fus comme morte pendant quelques heures. Quand j’ouvris les yeux ma chambre était sombre, mon hôtel silencieux ; ma suivante dormait sur une chaise au pied de mon lit. Je restai quelque temps dans un état d’engourdissement et de faiblesse qui ne me permettait pas un souvenir, pas une pensée. Tout d’un coup la mémoire me revient ; je me demande si l’heure et le jour du rendez-vous sont passés, si j’ai dormi une heure ou un siècle, s’il fait jour ou nuit, si mon manque de parole n’a pas tué Lélio, s’il est temps encore. J’essaie de me lever, mes forces s’y refusent ; je lutte quelques instants comme dans le cauchemar. Enfin je rassemble toute ma volonté, je l’appelle au secours de mes membres accablés. Je m’élance sur le parquet ; j’entrouvre mes rideaux ; je vois briller la lune sur les arbres de mon jardin ; je cours à la pendule, elle marque dix heures. Je saute sur ma femme de chambre, je la secoue, je l’éveille en sursaut : « Quinette, quel jour sommes-nous ? » Elle quitte sa chaise en criant et veut fuir, car elle me croit dans le délire ; je la retiens, je la rassure ; j’apprends que j’ai dormi trois heures seulement. Je remercie Dieu. Je demande un fiacre ; Quinette me regarde avec stupeur. Enfin elle se convainc que j’ai toute ma tête ; elle transmet mon ordre et s’apprête à m’habiller.

Je me fis donner le plus simple et le plus chaste de mes habits ; je ne plaçai dans mes cheveux aucun ornement ; je refusai de mettre du rouge. Je voulais avant tout inspirer à Lélio l’estime et le respect, qui m’étaient plus précieux que son amour. Cependant j’eus un sentiment de plaisir lorsque Quinette, étonnée de tout ce qui me passait par l’esprit, me dit, en me regardant de la tête aux pieds : « En vérité, Madame, je ne sais pas comment vous faites ; vous n’avez qu’une simple robe blanche sans queue et sans panier ; vous êtes malade et pâle comme la mort ; vous n’avez pas seulement voulu mettre une mouche ; eh bien ! je veux mourir si je vous ai jamais vue aussi belle que ce soir. Je plains les hommes qui vous regarderont ! – Tu me crois donc bien sage, ma pauvre Quinette ? – Hélas ! madame la marquise, je demande tous les jours au ciel de le devenir comme vous ; mais jusqu’ici... – Allons, ingénue, donne-moi mon mantelet et mon manchon. »

À minuit j’étais à la maison de la rue de Valois. J’étais soigneusement voilée. Une espèce de valet de chambre vint me recevoir ; c’était le seul hôte visible de cette mystérieuse demeure. Il me conduisit à travers les détours d’un sombre jardin jusqu’à un pavillon enseveli dans l’ombre et le silence. Après avoir déposé dans le vestibule sa lanterne de soie verte, il m’ouvrit la porte d’un appartement obscur et profond, me montra d’un geste respectueux et d’un air impassible le rayon de lumière qui arrivait du fond de l’enfilade, et me dit à voix basse, comme s’il eût craint d’éveiller les échos endormis : « Madame est seule, personne n’est encore arrivé. Madame trouvera dans le salon d’été une sonnette à laquelle je répondrai si elle a besoin de quelque chose. » Et il disparut comme par enchantement, en refermant la porte sur moi.

Il me prit une peur horrible ; je craignis d’être tombée dans un guet-apens. Je le rappelai. Il parut aussitôt ; son air solennellement bête me rassura. Je lui demandai quelle heure il était ; je le savais fort bien : j’avais fait sonner plus de dix fois ma montre dans la voiture. « Il est minuit, répondit-il sans lever les yeux sur moi. » Je vis que c’était un homme parfaitement instruit des devoirs de sa charge. Je me décidai à pénétrer jusqu’au salon d’été, et je me convainquis de l’injustice de mes craintes en voyant toutes les portes qui donnaient sur le jardin fermées seulement par des portières de soie peinte à l’orientale. Rien n’était délicieux comme ce boudoir, qui n’était, à vrai dire, qu’un salon de musique, le plus honnête du monde. Les murs étaient de stuc blanc comme la neige, les cadres des glaces en argent mat ; des instruments de musique, d’une richesse extraordinaire, étaient épars sur des meubles de velours blanc à glands de perles. Toute la lumière arrivait du haut, mais cachée par des feuilles d’albâtre, qui formaient comme un plafond à la rotonde. On aurait pu prendre cette clarté mate et douce pour celle de la lune.