J’examinai avec curiosité, avec intérêt, cette retraite, à laquelle mes souvenirs ne pouvaient rien comparer. C’était et ce fut la seule fois de ma vie que je mis le pied dans une petite maison ; mais soit que ce ne fût pas la pièce destinée à servir de temple aux galants mystères qui s’y célébraient, soit que Lélio en eût fait disparaître tout objet qui eût pu blesser ma vue et me faire souffrir de ma situation, ce lieu ne justifiait aucune des répugnances que j’avais senties en y entrant. Une seule statue de marbre blanc en décorait le milieu ; elle était antique, et représentait Isis voilée, avec un doigt sur ses lèvres. Les glaces qui nous reflétaient, elle et moi, pâles et vêtues de blanc, et chastement drapées toutes deux, me faisaient illusion au point qu’il me fallait remuer pour distinguer sa forme de la mienne.

Tout d’un coup ce silence morne, effrayant et délicieux à la fois, fut interrompu ; la porte du fond s’ouvrit et se referma ; des pas légers firent doucement craquer les parquets. Je tombai sur un fauteuil, plus morte que vive ; j’allais voir Lélio de près, hors du théâtre. Je fermai les yeux, et je lui dis intérieurement adieu avant de les rouvrir.

Mais quelle fut ma surprise ! Lélio était beau comme les anges ; il n’avait pas pris le temps d’ôter son costume de théâtre : c’était le plus élégant que je lui eusse vu. Sa taille, mince et souple, était serrée dans un pourpoint espagnol de satin blanc. Ses nœuds d’épaule et de jarretière étaient en ruban rouge-cerise ; un court manteau, de même couleur, était jeté sur son épaule. Il avait une énorme fraise de point d’Angleterre, les cheveux courts et sans poudre ; une toque ombragée de plumes blanches se balançait sur son front, où brillait une rosace de diamants. C’était dans ce costume qu’il venait de jouer le rôle de don Juan du Festin de Pierre. Jamais je ne l’avais vu aussi beau, aussi jeune, aussi poétique, que dans ce moment. Vélasquez se fût prosterné devant un tel modèle.

Il se mit à mes genoux. Je ne pus m’empêcher de lui tendre la main. Il avait l’air si craintif et si soumis ! Un homme épris au point d’être timide devant une femme, c’était si rare dans ce temps-là ! et un homme de trente-cinq ans, un comédien !

N’importe : il me sembla, il me semble encore qu’il était dans toute la fraîcheur de l’adolescence. Sous ces blancs habits, il ressemblait à un jeune page ; son front avait toute la pureté, son cœur agité toute l’ardeur d’un premier amour. Il prit mes mains et les couvrit de baisers dévorants. Alors je devins folle ; j’attirai sa tête sur mes genoux ; je caressai son front brûlant, ses cheveux rudes et noirs, son cou brun, qui se perdait dans la molle blancheur de sa collerette, et Lélio ne s’enhardit point. Tous ses transports se concentrèrent dans son cœur ; il se mit à pleurer comme une femme. Je fus inondée de ses sanglots.

Oh ! je vous avoue que j’y mêlai les miens avec délices. Je le forçai de relever sa tête et de me regarder. Qu’il était beau, grand Dieu ! Que ses yeux avaient d’éclat et de tendresse ! Que son âme vraie et chaleureuse prêtait de charmes aux défauts même de sa figure et aux outrages des veilles et des années ! Oh ! la puissance de l’âme ! qui n’a pas compris ses miracles n’a jamais aimé ! En voyant des rides prématurées à son beau front, de la langueur à son sourire, de la pâleur à ses lèvres, j’étais attendrie ; j’avais besoin de pleurer sur les chagrins, les dégoûts et les travaux de sa vie. Je m’identifiais à toutes ses peines, même à celles de son long amour sans espoir pour moi, et je n’avais plus qu’une volonté, celle de réparer le mal qu’il avait souffert.

« Mon cher Lélio, mon grand Rodrigue, mon beau don Juan ! lui disais-je dans mon égarement. » Ses regards me brûlaient. Il me parla, il me raconta toutes les phases, tous les progrès de son amour ; il me dit comment, d’un histrion aux mœurs relâchées, j’avais fait de lui un homme ardent et vivace, comme je l’avais élevé à ses propres yeux, comme je lui avais rendu le courage et les illusions de la jeunesse ; il me dit son respect, sa vénération pour moi, son mépris pour les sottes forfanteries de l’amour à la mode ; il me dit qu’il donnerait tous les jours qui lui restaient à vivre pour une heure passée dans mes bras, mais qu’il sacrifierait cette heure-là et tous les jours à la crainte de m’offenser. Jamais éloquence plus pénétrante n’entraîna le cœur d’une femme ; jamais le tendre Racine ne fit parler l’amour avec cette conviction, cette poésie et cette force. Tout ce que la passion peut inspirer de délicat et de grave, de suave et d’impétueux, ses paroles, sa voix, ses yeux, ses caresses et sa soumission me l’apprirent. Hélas ! s’abusait-il lui-même ? jouait-il la comédie ?

– Je ne le crois certainement pas, m’écriai-je en regardant la marquise.

Elle semblait rajeunir en parlant et dépouiller ses cent ans, comme la fée Urgèle. Je ne sais qui a dit que le cœur d’une femme n’a point de rides.

– Écoutez la fin, me dit-elle. Brûlée, égarée, perdue par tout ce qu’il me disait, je jetai mes deux bras autour de lui, je frissonnai en touchant le satin de son habit, en respirant le parfum de ses cheveux. Ma tête s’égara. Tout ce que j’ignorais, tout ce que je croyais être incapable de ressentir, se révéla à moi ; mais ce fut trop violent, je m’évanouis.

Il me rappela à moi-même par de prompt secours.